Tout le monde ; ou presque ; l’utilise, mais peu en saisissent la genèse. Derrière tous nos écrans connectés, l'histoire d'Internet est faite de frustrations, de paris techniques bourrés d'audace et de décisions prises sans réel débat démocratique. Un récit méconnu, à rebours de l’utopie technologique que l’on nous raconte souvent.

 En 2023, on estimait à plus de 5,1 milliards le nombre d'utilisateurs d'Internet dans le monde. © TippaPatt / Shutterstock
En 2023, on estimait à plus de 5,1 milliards le nombre d'utilisateurs d'Internet dans le monde. © TippaPatt / Shutterstock

L’histoire commence dans un bureau du Pentagone, non pas sous les ors du pouvoir, mais au milieu de câbles emmêlés et de machines obèses qui ronronnaient comme des chaudières. Un homme, excédé, voit son quotidien parasité par trois terminaux aussi incompatibles qu’indispensables.

Nous sommes en 1966, cet homme, c'est Robert W. Taylor, un directeur de programme à l'ARPA (Advanced Research Projects Agency), l'agence de recherche du Département de la Défense des États-Unis. Ce qu'il déclencha alors, presque par agacement, n’est ni plus ni moins que l’invention d’Internet ; le vrai ; cet outil qui changera tout, même ce qu’il n’aurait jamais dû toucher.

Ars Technica a choisi de revenir sur cette épopée en plusieurs épisodes, que nous reprendrons ici ; voici le premier de cette série, baptisé An Ars Technica history of the Internet, part 1.

Des chercheurs paumés, des ordis qui ne causent pas : la naissance improbable du web

À l’origine, il n’y avait ni vision messianique, ni volonté de bouleverser l’humanité L’idée initiale était presque banal : relier des machines, harmoniser des protocoles, fluidifier la circulation de l’information entre chercheurs. Robert W. Taylor voulait simplement rationaliser l’usage des ordinateurs que son agence finançait un peu partout aux États-Unis. Il pestait, à ce moment-là, contre les trois immenses terminaux branchés sur des ordinateurs centraux différents. Chacun nécessitait une procédure de connexion différente, rendant son travail inutilement compliqué. Son raisonnement coulait de source : si les universités pouvaient se connecter entre elles, elles partageraient leurs ressources et leurs résultats. Un gain de temps, d’argent et d’efficacité.

Ce qui a vraiment rendu le projet possible, c’était l’absence totale de bureaucratie. À l’ARPA, point de commissions ni de longues chaînes de validation. Taylor en parla à son supérieur, Charles Herzfeld. Celui-ci lui demanda si l'entreprise était compliquée. Taylor répondit : « Oh non. Nous savons déjà comment faire ». Réponse de Herzfeld : « Super idée. Lancez-vous ! », en scellant d’un trait de stylo le destin d’un projet qui allait devenir ARPANET, le précurseur d’Internet.

Un million de dollars plus tard, c’est le départ. À ce stade, personne n’imaginait que ce réseau, conçu pour quatre machines, préfigurait un futur sans retour. Taylor recrute Larry Roberts, un ingénieur américain, qui jeta sur une serviette en papier les grandes lignes du système. Une intuition de génie : au lieu d’allouer une ligne dédiée à chaque échange ; comme dans la téléphonie ; les données seraient découpées en fragments, appelés paquets, envoyés de manière désynchronisée, puis recomposés à l’arrivée.

Ce principe de commutation par paquets, imaginé presque en parallèle par Paul Baran au RAND Institute et Donald Davies au Royaume-Uni, fut une rupture conceptuelle. Contrairement aux réseaux classiques, où l’information circulait d’un point A à un point B de façon linéaire, ici, elle voyageait comme une nuée désordonnée, chaque paquet choisissant son itinéraire en temps réel. C’est cette flexibilité – née en pleine Guerre froide – qui rendra le réseau résilient, même en cas d’attaque nucléaire.

Nous pouvons raisonnablement affirmer que sans Robert W. Taylor, Internet tel qu'on le connaît n’existerait pas — ou du moins, pas sous la même forme, ni au même rythme. © 1Gardner Campbell / Flickr
Nous pouvons raisonnablement affirmer que sans Robert W. Taylor, Internet tel qu'on le connaît n’existerait pas — ou du moins, pas sous la même forme, ni au même rythme. © 1Gardner Campbell / Flickr

Les machines bricolées et les pionniers oubliés de la révolution

Mais la théorie ne suffit pas. Encore fallait-il construire les machines capables de gérer ce chaos organisé. ARPA lance un appel d’offres pour fabriquer les nœuds du réseau : les fameux IMPs, pour Interface Message Processors. IBM refusa. AT&T rit au nez du projet. Personne n’y croyait et ce manque de clairvoyance des acteurs majeurs de l'époque fut un revers cruel, obligeant l'ARPA à se tourner vers des acteurs moins établis, mais plus ouverts à l'innovation.

C’est Bolt Beranek and Newman (BB&N), société obscure de consultants en acoustique, qui décrocha le contrat. Leur secret ? Un noyau dur d’ingénieurs visionnaires, dont certains avaient déjà collaboré avec J.C.R. Licklider, un pionnier du principe de réseau interconnecté, qui avait travaillé à l'ARPA avant Taylor. Le cœur technique du réseau sera le Honeywell 516, un minicomputer robuste, mais rudimentaire : 24 ko de mémoire, aucun disque dur, un lecteur de bandes papier en guise de stockage.

Le premier exemplaire, IMP-0, est une catastrophe. Incomplet, défectueux, il manque des composants essentiels à la gestion des entrées-sorties. Un jeune étudiant brillant, Ben Barker, fut chargé de le réparer à la main. Il aligna les journées de 16 heures, en enroulant et déroulant des câbles sans relâche, malgré une légère infirmité motrice. Le système finit par fonctionner.

Le premier test de communication entre deux machines a eu lieu en septembre 1969, entre l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et le Stanford Research Institute (SRI). L’objectif : taper « LOGIN » sur un terminal et vérifier que le message est reçu. Mais à « LOG », la machine, malheureusement, planta. Trop de caractères à la fois. Le bug fut corrigé le lendemain. Le système fonctionnait enfin et l’histoire était lancée.

Le TCP/IP est l'infrastructure invisible qui soutient notre monde numérique malgré des fondations vieilles de plus de 60 ans. . © Mongta Studio / Shutterstock

Le protocole qui a gagné la guerre : l’histoire du TCP/IP

Très vite, le réseau grandit. En 1970, quatre machines formaient l’embryon d’un système encore balbutiant : UCLA, le Stanford Research Institute, UC Santa Barbara et l’Université de l’Utah. Deux ans plus tard, il y avait déjà plusieurs dizaines de nœuds interconnectés, éparpillés sur le territoire américain, de la côte est à la Californie.

Le réseau monta en charge, et avec lui, les premières frictions. Chaque centre de recherche utilisait son propre matériel, ses propres routines, parfois même des langages maison. Résultat : des incompatibilités en cascade. Les protocoles de communication variaient, les formats de données se contredisaient, les échanges devenaient chaotiques.

S’ajouta à cela une forme de réticence culturelle. Beaucoup d’administrateurs, fiers de leurs équipements - souvent flambant neufs et fournis par l’ARPA – ne voulaient pas les voir utilisés à distance par des inconnus. L’idée même de partager la puissance de calcul avec un autre laboratoire leur semblait incongrue, voire intrusive. Robert Taylor les a alors remis à leur place sans diplomatie : ces ordinateurs sont financés par des fonds publics, il est donc hors de question qu’ils restent isolés. Ce rappel à l’ordre a heureusement fait plier les plus réticents.

L'ARPANET/Internet a connu une croissance exponentielle et fulgurante durant ses deux premières décennies. © Jeremy Reimer

C’est dans ce climat tendu, où l’infrastructure avançait plus vite que l’organisation, qu’émergea une idée géniale : les Request for Comments, ou RFC. Stephen Crocker, alors jeune doctorant à UCLA, compris que vouloir imposer un protocole unique dans cet écosystème éclaté serait contre-productif.

Plutôt que de décréter, il suggéra. Il rédigea un premier document technique dans un style volontairement humble, ouvert à la critique et à la collaboration. Il le nomma RFC 1. C’est à ce moment-là que naît la culture du RFC et ce qui sera la marque de fabrique d'Internet : non pas une autorité centrale, mais un consensus mouvant autour du « code qui fonctionne ».

Ce fut aussi le moment où apparut la philosophie d'Internet : décentralisée, participative, pragmatique. Les RFC devinrent le canal officiel d’évolution du réseau, et le resteront jusqu’à aujourd’hui. Chaque amélioration, chaque changement, chaque idée passe d’abord par ce processus.

Pendant ce temps, les premières couches applicatives apparaissent. Ray Tomlinson rédigea, en 1972, le premier programme qui permet d’envoyer des messages d’un ordinateur à un autre. Il choisit alors, presque par hasard, le caractère « @ » pour séparer le nom d’utilisateur du nom de la machine. L’e-mail est né. D’autres outils suivirent : FTP pour les transferts de fichiers, les émulateurs de terminaux, des protocoles de communication simples, mais efficaces.

Toutefois, une partie du monde extérieur restait toujours sceptique. Les grands opérateurs télécoms, à commencer par AT&T, continuaient de mépriser la commutation par paquets. À leurs yeux, seule la téléphonie traditionnelle ; centralisée, hiérarchique, et parfaitement tarifable ; était viable. « La commutation par paquets, ça ne peut pas marcher », répétaient-ils avec assurance.

Pourtant, les alternatives foisonnaient. À Hawaï, ALOHAnet explorait les transmissions sans fil via radio. En Angleterre, Donald Davies et son équipe développaient le NPL Network, basé sur les mêmes idées que l’ARPANET, mais avec d’autres implémentations. Cependant, tous ces réseaux parlaient des langues différentes. Pour les connecter, il faudra créer un langage commun.

C'est ici que surgissent Robert Kahn et Vint Cerf, les deux architectes d’un protocole appelé à devenir l’épine dorsale du monde numérique. Leur invention, le protocole TC/IP reposait sur un principe redoutablement intelligent : séparer les responsabilités. Le protocole TCP garantit que les données envoyées arriveront bien, dans le bon ordre, sans pertes ; IP, lui, se charge de les acheminer au bon endroit.

La transition ne se fait pas du jour au lendemain. Mais le 1ᵉʳ janvier 1983, l’ARPANET bascule intégralement sur TCP/IP. Ce jour-là, Internet, tel que nous le connaissons, venait de naître.

Le reste est connu : le DNS, les premiers services commerciaux, l’effondrement de l’OSI (Open Systems Interconnection) face à l’IETF (Internet Engineering Task Force), la démocratisation des micro-ordinateurs, l’essor des fournisseurs d’accès. À chaque étape, la même constante : le réseau grandissait sans plan global, sans supervision politique, sans garde-fous techniques.

Internet n’a pas été bâti pour l’usage que l'on en fait aujourd’hui. Il a été imaginé pour relier quelques universités financées par la défense américaine afin de garantir des communications résilientes pour la recherche militaire et stratégique si un conflit éclatait. C’est un outil né de l’improvisation, devenu en moins de cinquante ans une infrastructure vitale.

Ce réseau n’a jamais été le fruit d’un plan directeur. Il est né dans un coin de bureau, d’un besoin ponctuel, d’une solution de praticien. Rien ne laissait présager qu’un assemblage aussi empirique finirait par ériger l’un des piliers de la société moderne. Conçu au départ pour quelques machines isolées, il a grandi sans qu’on sache vraiment comment ni pourquoi il tenait. Il s’est imposé parce qu’il fonctionnait — pas parce qu’il avait été pensé pour durer.

Il aurait sans doute fallu plus de temps, plus de débats, peut-être même plus de prudence. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : Internet s’est bâti dans l’urgence, puis il s’est répandu sans jamais attendre qu’on le maîtrise. Et aujourd’hui, nous vivons avec ses fondations telles qu’elles sont : il est trop tard pour les refaire, et il est devenu tout bonnement impossible de s'en passer.

Source : Ars Technica