JB - Olivier BOMSEL, bonjour. Après vous être intéressés aux réseaux P2P, vous publiez un nouveau livre sur l'économie du gratuit. C'est la suite logique de votre réflexion ?
OB - Oui, sur deux registres. D'abord, j'ai été très surpris des passions déclenchées par le débat sur le piratage de la musique. Certes, la musique émeut, mais la revendication de gratuité prônée par les Internautes — et reprise par certains économistes ou responsables politiques — m'a pris de court. En étudiant leurs arguments, je me suis rendu compte qu'il y avait un quiproquo sur les mécanismes de création de richesse dans la société moderne. Sur les modes de fixation des prix, bien sûr, mais aussi sur le rôle de mutualisation de l'Etat. Il est en effet très difficile, dans la tradition des services publics, d'admettre que l'immatériel enrichisse. L'affaire Johnny Hallyday est très emblématique de cela : s'il s'enrichit en vendant du vent, c'est au détriment de la société et de l'Etat. Pas sûr... J'ai voulu en rediscuter.
Ensuite, je me suis demandé pourquoi le gratuit accompagnait si souvent les innovations numériques. En reprenant nos travaux de ces dernières années, je me suis rendu compte qu'il servait à subventionner des utilisateurs précoces dont l'accroissement du nombre engendre la création de marchés. Autrement dit, le fait que le numérique soit fondé sur la logique “plus c'est utilisé, plus c'est utile” — ce que les économistes nomment des effets de réseau — oblige les industriels à trouver des masses critiques en offrant du gratuit. C'est vrai dans la téléphonie mobile, dans l'Internet bas-débit, dans les moteurs de recherche, et bien sûr, dans les réseaux de P2P. L'originalité de cette situation est que ce sont, non pas les économies d'échelle, mais les effets de réseau, souvent anticipés, qui sont source de gratuité. Or le grand public comprend mal que l'utilité crée de la richesse, et encore moins qu'il existe des dynamiques fondées sur l'accroissement de l'utilité avec le nombre d'utilisateurs. C'est ce point que j'ai voulu illustrer.
JB - Avec les réseaux P2P, les entreprises subissaient la gratuité de la musique. Mais dans votre livre, on voit qu'elles peuvent aussi s'en servir dans un but tout à fait commercial.
OB - En effet, le gratuit sert à conquérir des masses d'utilisateurs qui vont devenir clients de services liés. Cela existe depuis longtemps dans la banque de détail : le prêt immobilier gratuit sert à vendre du découvert ou du crédit revolving à des taux très élevés. Mais le numérique étend cette logique à de nouveaux marchés. La gratuité des appels reçus ou de la consultation de la messagerie contribue au déploiement accéléré de la téléphonie mobile, ce qui permet aux opérateurs de surfacturer les terminaisons d'appel et les SMS. Le P2P accroît l'utilité d'Internet, ce qui permet de vendre davantage et plus cher les licences Windows, les iPods et l'accès au haut débit. La nouveauté du numérique, c'est que les industriels n'hésitent pas à piller une industrie voisine pour relever l'utilité de leurs services. Et une fois déployés, ils exploitent leur accès exclusif au consommateur pour devenir distributeurs de tous les autres.
JB - Les troyens se méfiaient des grecs et de leurs cadeaux. 2500 ans plus tard, faut-il à nouveau se méfier de toute cette gratuité ?
OB - Il n'y a pas de miracle. Rien n'est jamais gratuit. Soit d'autres paient pour vous, soit on paie pour autre chose, soit on paiera après. Mieux vaut explorer le mécanisme du gratuit avant de l'accepter.
JB - Dans votre ouvrage, vous vous intéressez tout particulièrement à Google. Peut-on considérer que leur modèle marquera autant le capitalisme que celui de Ford ou de Microsoft ?
OB - En considérant que l'internaute qui cherche est un marché, Google étend considérablement le champ de la régie publicitaire. Il fait payer aux annonceurs la terminaison d'appel vers ce client. Or dans la société d'abondance, les fonctions de signalisation et de sélection sont stratégiques. Google permet un ciblage très innovant de la publicité et bénéficie d'effets de réseau qui le mettent hors d'atteinte de tous ses concurrents. Il restera dans l'histoire comme la firme ayant le mieux profité des effets de réseau. La dynamique d'utilité qu'il engendre bénéficie en outre à tous les acteurs de l'Internet. La question est de savoir jusqu'à quand cette position dominante sera jugée bénéfique par ses clients et ses utilisateurs.
JB - Medias, logiciels, téléphonie,... Beaucoup de services numériques gratuits sont désormais financés par la publicité. Mais les médias, les éditeurs ou les opérateur sont bien souvent eux même des annonceurs. Ne sommes nous pas au cœur d'une nouvelle bulle ?
OB - Il n'y pas que la publicité qui finance le gratuit. Bien souvent ce sont d'autres consommateurs qui contribuent au modèle. Dans la téléphonie, ce sont les appelants qui payent pour les appelés. Dans la musique, ce sont les acheteurs de disques qui paient pour les utilisateurs de P2P. Dans votre modèle, ce sont les annonceurs — achetez mon livre, Gratuit ! — qui font vivre votre plateforme. La circulation marchande de l'information est désormais au cœur des logiques économiques.
OB - Olivier BOMSEL, je vous remercie.
Olivier BOMSEL : 'Les industriels du numérique n’hésitent pas à piller une industrie voisine'
Publié le 28 février 2007 à 11h04
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