Le gouvernement ukrainien fait officiellement appel aux donations en crypto-monnaies pour soutenir la résistance face à l'agression russe. Plus de 15 millions d'euros ont ainsi déjà été récoltés en bitcoins et ethers, et les dons continuent d'affluer.
Plusieurs initiatives similaires sont menées en soutien au peuple ukrainien, tandis que certains observateurs évoquent déjà la première « crypto-guerre » en pointant le rôle particulier des crypto-monnaies sur la scène internationale.
Des donateurs par milliers en soutien à l'Ukraine
Depuis le samedi 26 février 2022, deux jours après le début des opérations militaires lancées par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, plusieurs comptes Twitter officiels du gouvernement ukrainien font appel aux donations des internautes par le truchement de crypto-monnaies.
C’est notamment le cas du compte @Ukraine, décrit comme « Le compte Twitter officiel de l’Ukraine », suivi par 1,4 million d’abonnés et dont l’appel aux dons a notamment été relayé par Mykhailo Fedorov (vice premier ministre et ministre de la transformation numérique ukrainien) et Olexander Scherba, ancien ambassadeur d’Ukraine en Autriche. Les internautes sont appelés à envoyés des dons en Bitcoin (BTC), Ethereum (ETH) et Tether (USDT).
En à peine 72 heures, plus de 180 bitcoins et plus de 2 300 ethers ont été récoltés, représentant aux cours du jour près de 15 millions de dollars. Et les dons continuent d’affluer à rythme soutenu. Une page a d’ailleurs été mise en place par Jerry Britto, directeur du think tank « Coin Center » à Washington, pour suivre en temps réel les montants de cryptos reçus.
Les donations sont nombreuses mais très disparates. L’adresse Bitcoin de soutien à l’Ukraine a reçu plus de 7 000 donations, souvent de l’ordre du millième de bitcoin mais parfois beaucoup plus élevées (on note plusieurs transactions de plus de 10 bitcoins). On ignore comment sera précisément utilisé cet argent, mais on peut constater qu’une large part des fonds recueillis a déjà changé d’adresse (à date de parution, l’adresse mentionnée ci-dessus n’abrite plus que 34 bitcoins, environ 20% des fonds initialement reçus).
Une « crypto-mobilisation » sans précédent ?
Outre cet appel aux dons tout récent, plusieurs autres initiatives basées sur les crypto-monnaies ont vu le jour, et ce même avant l’offensive russe du 24 février. « Tandis que les tensions avec la Russie s’accroissent, plusieurs associations et groupements de bénévoles ukrainiens utilisent les crypto-monnaies pour “crowdfunder” la guerre », notait le cabinet Elliptic le 8 février.
Le cabinet, qui cherche notamment à informer sur l’usage illégal des crypto-monnaies, relevait par exemple que l’ONG ukrainienne « Come Back Alive », destinée à aider les soldats ukrainiens dans le Donbass, a commencé à accepter les donations en crypto-monnaies dès 2018. Mais les choses se sont considérablement accélérées l’année dernière, avec une augmentation des montants reçus par différentes ONG de 900 % entre 2020 et 2021. Au total, « le gouvernement ukrainien et les ONG qui soutiennent l'armée ukrainienne ont collecté 20 millions de dollars grâce à des milliers de dons en crypto-monnaie depuis le début de l'invasion », résumait Elliptic le 28 février.
A cela s’ajoutent d’autres initiatives privées. Nadya Tolokonnikova, artiste et militante russe, co-fondatrice du groupe punk « Pussy Riot » et ouvertement opposée à Vladimir Poutine, annonçait le 25 février la création de UkraineDAO en partenariat avec plusieurs start-ups et organismes humanitaires. L’organisation autonome décentralisée (DAO) qui en résulte vise à « soutenir les Ukrainiens qui souffrent de la guerre » en récoltant des fonds issus de donations directes en crypto-monnaies ou d’une mise aux enchères sous forme de NFT du drapeau ukrainien. L’enchère, qui doit se terminer dans deux jours, a déjà atteint la somme de 1100 ETH, soit plus de 3 millions de dollars, qui seront intégralement reversés en soutien aux victimes civiles ukrainiennes.
Les acteurs de la crypto sur le devant de la scène
Plusieurs gros acteurs de l’industrie crypto ont également montré leur solidarité à l’Ukraine. Le 27 février, Binance, premier bureau de change crypto en volumes, annonçait un don de 10 millions de dollars « en réponse à la crise humanitaire en Ukraine », ainsi que la formation d’un fond de soutien d’urgence en crypto-monnaies (Ukraine Emergency Relief Fund). Peu avant, le jour même de l’attaque russe, FTX, autre exchange crypto, avait offert 25 $ en crypto-monnaies à tout Ukrainien utilisant son service.
Il faut noter (ou déplorer) qu’apparaissent également des initiatives plus douteuses (dont il est difficile de garantir la source ou l’usage des fonds collectés), voire des arnaques pures et simples cherchant à tirer parti de la situation. On voit notamment passer des e-mails de type phishing prétendant émaner de grands médias crypto et reprenant les appels aux dons du gouvernement ukrainien mais avec des crypto-adresses différentes. Prenez garde, donc, aux liens sur lesquels vous cliquez.
Pourquoi un tel engouement pour la crypto dans les situations de conflits armés ?
L’irruption des crypto-monnaies en marge d’un conflit armé tristement traditionnel peut surprendre. Pourquoi faire appel aux blockchains quand des chars envahissent les villes ?
Il faut d’abord rappeler que l’Ukraine est un pays très avancé en matière d’adoption des crypto-monnaies. Selon le bureau d’études Chainalysis, qui tient à jour un classement mondial basé sur différents critères (comme les flux de crypto-monnaies échangés ou l’usage des plateformes crypto de pair à pair), l’Ukraine était en octobre 2021 le 4e pays au monde en matière d’adoption des cryptos. Ce qui en fait, de loin, le pays d’Europe où les crypto-monnaies sont les plus populaires (Etats-Unis et Russie sont respectivement 8e et 18e du classement).
Par ailleurs, la première raison de l’utilisation des cryptos dès les premiers jours du conflit tient sans doute à leur simplicité d’usage. Créer un porte-monnaie crypto ne prend que quelques minutes, et y envoyer des fonds s’effectue très facilement en quelques clics. « [Les crypto-monnaies] c’est sans frontières, c'est sans permis, et c'est tellement plus facile et plus rapide que les monnaies traditionnelles », résume Nadya Tolokonnikova sur Twitter. A cela s’ajoute le relatif anonymat que confèrent les crypto-monnaies aux donateurs (même si bitcoin et ether ne sont pas réellement des monnaies anonymes, il est difficile d’identifier leurs propriétaires).
Cette simplicité et cette immédiateté sont plébiscitées depuis de nombreuses années pour la récolte de donations en tous genres et pour différentes causes. Qu’il s’agisse du financement de campagnes électorales (aux Etats-Unis, plusieurs candidats à la précédente élection présidentielle ou au Congrès ont accepté les donations en Bitcoin), de récolte de fonds pour supporter un mouvement contestataire (comme le Freedom Convoy des camionneurs canadiens début 2022) ou d’aide humanitaire au long cours (l’UNICEF accepte les dons en bitcoins et ethers depuis 2019), les donations en crypto-monnaies apparaissent de plus en plus naturelles.
Une deuxième raison, également très concrète, tient à la rupture des services conventionnels. Dans un pays assiégé et à l’arrêt, où les habitants sont contraints à la lutte armée, à l’exode ou au repli, les crypto-monnaies font figure d’alternative aux méthodes de paiement traditionnelles. Comme le note CNBC, dès le 24 février la Banque centrale ukrainienne publiait « une ordonnance de suspension du marché des changes, de limitation des retraits d'espèces et d'interdiction de l'émission de devises étrangères à partir de comptes bancaires de détail ». Cette ordonnance, qui se traduit aussi par la suspension de tous les transferts électronique de fonds de type Venmo ou PayPal, « renforce le cas d’usage des crypto-monnaies », décrit CNBC. Contrairement au système bancaire, les cryptos ne nécessitent qu’un accès Internet pour pleinement fonctionner.
Ce qui est vrai au plan local, en Ukraine, l’est également à l’étranger. Les expatriés ukrainiens, privés de leurs services bancaires d'origine, n’ont souvent pas d’autre recours que les crypto-monnaies. « Mes cartes de crédit ukrainiennes ne fonctionnent plus. Je suis physiquement en sécurité au Kazakhstan, mais toutes mes économies ont disparu. La crypto est le seul argent qu'il me reste, et aujourd'hui je peux dire sans exagération que BTC, ETH et NFT vont me sauver la vie tant que je ne peux pas rentrer chez moi », témoigne sur Twitter Artyom Fedosov, ingénieur logiciel ukrainien expatrié au Kazakhstan, le 25 février.
« Une expérience prouvant l'efficacité des crypto-monnaies en tant que moyen de transfert de fonds mondial se déroule actuellement en temps réel. Règlements transfrontaliers immédiats, frais de change peu élevés et cartes de crédit/débit crypto en bout de chaîne », commente Brett Harrison, président de FTX.
La politique du bitcoin
Enfin, une dernière raison de cet « appel aux cryptos » est sans doute de nature plus politique.
Les crypto-monnaies, à commencer par Bitcoin, ont été créées en opposition au système monétaire et bancaire existant. Pour beaucoup de défenseurs des cryptos, la démarche est indissociable d’une posture ultra-libertaire selon laquelle le citoyen reprend le contrôle de son argent, se joue des contraintes artificielles et évite les intermédiaires inutiles. Mais au-delà de ça, beaucoup de partisans des cryptos y voient l’expression d’un idéal de liberté. « Bitcoin est essentiel à la liberté dans le monde », martèle Alex Gladstein, responsable stratégie de la Fondation des Droits de l’Homme (notamment dans cette interview), rappelant volontiers que « pour les gens vivant sous des régimes autoritaires, Bitcoin peut être un précieux outil financier en tant que moyen d’échange résistant à la censure ». « Vladimir Poutine Russie peut fermer le compte bancaire d'une ONG, mais il ne peut pas l'empêcher de recevoir des bitcoins », décrivait-il aussi en 2018.
Ce narratif ne peut qu’entrer en résonance dans un pays assiégé, à l’avenir incertain, où l’on se bat, précisément, pour la liberté. Juste avant l’assaut russe, le 23 février, Michael Chobanian, fondateur de la Blockchain Association of Ukraine et de l’exchange crypto Kuna, qui revendique « 400 000 utilisateurs dont 90 % sont Ukrainiens », exprimait dans une interview cette défiance à l’égard de la finance traditionnelle et des systèmes établis : « Les cryptos sont une valeur refuge. Nous ne faisons pas confiance au gouvernement. Nous ne faisons pas confiance au système bancaire. Nous ne faisons pas confiance à la monnaie locale. La majorité des gens n'ont pas d'autre choix que les cryptos, et les cryptos résolvent particulièrement bien tous ces problèmes. »
La première crypto-guerre ?
Dans un pays mis à l’arrêt forcé, l’usage des crypto-monnaies semble donc s’imposer, presque logiquement. Et pour les adeptes de Bitcoin, le conflit ukrainien pourrait bien servir de symbole. « Bitcoin sera toujours sous-évalué car la liberté n’a pas de prix », lance ainsi Dan Held, influenceur crypto populaire et responsable de la croissance chez Kraken, le 28 février.
Mais cette liberté peut s’exprimer des deux côtés du nouveau rideau de fer qui s’est abattu sur l’Europe. Si les crypto-monnaies peuvent aider les Ukrainiens à survivre, réunir des fonds de soutien humanitaire ou maintenir des échanges commerciaux, elles pourraient également servir à la Russie pour contourner certaines des sanctions financières et commerciales prises à son encontre. C’est en tout cas l’opinion de Christine Lagarde, qui expliquait dès le 25 février vouloir, pour parer cette éventualité, « accélérer la mise en place d’une règlementation européenne des crypto-monnaies ». La présidente de la Banque centrale européenne soutient depuis plusieurs années que « les crypto-monnaies ne sont pas des monnaies ».
Quoi qu’il en soit, les crypto-monnaies se sont bel et bien invitées dans le conflit russo-ukrainien, au point que le Washington Post évoque « la première crypto-guerre » : « Pour la toute première fois, un outil qui peut déplacer facilement des milliards de dollars par delà les frontières est disponible pour être mobilisé par les deux parties », souligne le quotidien.
Au moins l’actualité tragique de ces dernières semaines aura-t-elle, peut-être, le mérite d’aider à comprendre que les crypto-monnaies ne sont pas un gadget, mais une composante clé du monde d’aujourd’hui.