Trois ans après la mission PVH de Jean-Loup Chrétien, c'est au tour du deuxième astronaute français de s'élancer vers l'orbite, cette fois dans une navette américaine. Patrick Baudry s'envole pour 7 jours, avec une mission plusieurs fois reprogrammée. Mais c'est un franc succès !
La France a ainsi volé des deux côtés du rideau de fer !
L'astronaute et sa doublure
En septembre 1980, à la Cité des étoiles, le centre d'entraînement des cosmonautes soviétiques, deux pilotes de chasse français commencent leurs classes sur les bancs usés depuis un quart de siècle par toutes les légendes des vols spatiaux habités de l'URSS. Ils se préparent à un long cursus pour apprendre à devenir de véritables cosmonautes, et non pour simplement accompagner un Soviétique lors d'une mission courte.
L'entraînement est exigeant, en russe, loin de chez eux et sous la surveillance constante de plusieurs « accompagnateurs ». Celui-ci a aussi une implacable finalité : s'ils sont deux à suivre l'entraînement, un seul est destiné à voler, et c'est Jean-Loup Chrétien. Patrick Baudry, qui a pourtant les mêmes capacités que son collègue, assume le rôle ingrat de doublure (en cas de problème de santé ou d'un raté aux examens finaux, c'est lui qui occupera le siège de l'astronaute français). Mais la mission PVH, Premier Vol Habité, se déroule sans accrocs, de Moscou à Baïkonour, de l'orbite à Saliout 7, jusqu'à l'atterrissage au Kazakhstan le 2 juillet 1982.
Des Frenchies aux États-Unis ?
À leur retour définitif en France à l'automne, pas question pour Chrétien ni pour Baudry de cesser leur entraînement ou de revenir voler sous les cocardes des avions de chasse français. Miracle de la diplomatie française, ils sont les deux seuls « Occidentaux » de pays hors du bloc communiste formés à la cosmonautique. Ce savoir-faire et leur retour d'expérience intéressent beaucoup, y compris les Américains. Ces derniers vivent alors une très attendue ruée vers l'espace, car les navettes STS volent enfin depuis 1981, et les allers-retours se multiplient.
En 1983, toutes les perspectives avec les navettes sont au beau fixe, les équipages passent à 5, puis à 6 astronautes, et les États-Unis disposent de 3 véhicules (Columbia, Challenger et Discovery). Le spatial étant un outil de communication puissant, les appels diplomatiques sont nombreux vers l'Europe de l'Ouest, et à Paris l'engouement monte d'un cran pour envoyer l'un des deux « spationautes » expérimentés voler sur navette.
Reste un petit différend de fond, car pour les Américains, il faut que le Français qui décolle avec eux soit le « meilleur », et pour eux, le meilleur, c'est celui qui a déjà volé. Heureusement pour Patrick Baudry, le CNES, les diplomates et même Jean-Loup Chrétien vont réussir à convaincre les représentants de la NASA qu'il est à hauteur de la tâche.
Les rôles sont donc inversés, c'est Patrick Baudry qui est sélectionné pour le vol, et Chrétien qui l'accompagne et fera la formation à ses côtés en étant remplaçant. Ce rôle de doublure va jusqu'à étonner aux États-Unis, car avec des vols fréquents et des expériences de plus en plus modulaires et interchangeables, si un membre d'équipage NASA a un problème, il est réaffecté à une autre mission. Quoi qu'il en soit, le 23 mars 1984, Patrick Baudry commence sa formation d'astronaute à Houston.
Un pilote complet : Patrick Baudry
Né en 1946 à Douala, au Cameroun, Patrick Baudry est le fils d'un ingénieur météorologiste. Il va passer son enfance le long de plusieurs pistes d'aviation, ce qui lui donnera rapidement l'envie d'aller plus haut, plus loin, plus fort… Après quelques débuts hésitants (oui, on peut devenir pilote de chasse et astronaute en ayant redoublé sa terminale), il passe avec brio les études préparatoires, puis réussit son entrée à l'école de Salon-de-Provence.
Patrick Baudry sera dix années durant pilote de chasse, engrangeant les différentes expériences sur Mirage, F-100 Super Sabre et Jaguar, cumulant de nombreuses sorties, y compris au combat dans le ciel africain, avant de se spécialiser en tant que pilote d'essai. Et puis, presque par hasard, il trouve une note du CNES sur le bureau d'une secrétaire, indiquant que l'agence française cherchait ses deux premiers astronautes. Il fut retenu parmi les cinq finalistes à l'issue d'un éprouvant processus de sélection.
Cinq années plus tard, le voilà à Houston pour s'entraîner à devenir « Payload Specialist », astronaute volant sur la navette avec une mission consacrée à des expériences spécifiques. Cette préparation est moins longue, mais tout aussi exigeante que pour les quatre rôles majeurs à bord de la navette (commandant, pilote, ingénieur de vol et spécialiste de mission) réservés aux astronautes de la NASA.
STS-51, d'accord, mais quelle lettre ?
Reste que voler sur navette en 1985 ne sera pas simple… Patrick Baudry est d'abord affecté à STS-51-D (Discovery), mais l'agenda sera modifié au cours de l'année 1984. Le Français est ensuite assigné à la mission STS-51-E avec Challenger quelques mois plus tard.
Mais alors que le pilote d'essai termine sa formation et que la fusée est sur son site de lancement, le décollage est annulé ! Le satellite de communication TDRS présent dans la soute de l'orbiteur est défaillant, et l'astronaute se retrouve une fois de plus sans véhicule pour sa mission scientifique. C'est finalement avec Discovery qu'il décolle, mais sur STS-51-G, mission prévue à la fin du printemps. Patrick Baudry expliqua plus tard qu'entre les différents vols, son décollage fut reporté 13 fois !
Un équipage cosmopolite
Le 17 juin 1985, juste après le lever du soleil en Floride, la navette Discovery allume ses trois moteurs principaux, puis ses deux boosters auxiliaires à poudre. L'accélération est formidable. Patrick Baudry déclara quelques décennies plus tard : « C'est brutal, instantané, irréversible. Quand ça s'allume, c'est génial ! » Il ajoute que sa mission a été la plus belle expérience pour un homme qui rêve de voler.
À bord de Discovery, ils sont sept : cinq Américains (Daniel C. Brandenstein, John O. Creighton, John M. Fabian, Steven Nagel et Shannon Lucid), Patrick Baudry et un autre « invité » qui fait beaucoup parler de lui, le prince saoudien Sultan bin Salmane Al Saoud. Ce dernier est le premier ressortissant d'une nation arabe à voler en orbite, et le vol reçoit une large publicité tout autour du monde. Mais à bord, l'ambiance est studieuse. Comme pour la plupart des missions des navettes, le planning est réglé à la minute près, et l'activité est intense.
Au milieu de l'agenda, un peu de calme
La mission principale de STS-51-G est dans sa soute, avec trois satellites de communication à éjecter à l'aide du bras robotisé (ils se propulsent ensuite avec leur propre moteur jusqu'en orbite de transfert géostationnaire) ainsi qu'une palette d'équipements conçue pour rester en orbite et être rapatriée sur une autre mission.
Reste que pour l'astronaute français, ce n'est pas l'activité principale. Il dispose en effet d'une imposante liste d'expériences scientifiques (orientées sur les sciences de la vie) à mener durant ses 7 jours en orbite. Il embarque notamment une version du même échocardiogramme que celui emporté sur Saliout 7 par Jean-Loup Chrétien afin de comparer les mesures, une expérience posturale.
Patrick Baudry est si occupé qu'il avouera avoir à peine eu le temps de manger, regrettant au passage la gastronomie française à laquelle il est très attaché. Au point d'ailleurs d'avoir négocié avec la NASA l'embarquement de quelques petites bouteilles de vin de Bordeaux (Château Lynch-Bages), à la condition expresse que ces dernières ne soient pas consommées là-haut. Enfin, il « rogne » un peu sur les 8 heures de sommeil imposées par l'agence américaine pour aller se coller aux hublots et observer la Terre, expérience qui l'a marqué pour toujours.
La mission STS-51-G dure finalement 7 jours, 1 heure et 32 minutes, et se pose à la base d'Edwards plutôt que sur la piste consacrée aux navettes en Floride, ce qui ne change pas grand-chose pour l'équipage. Reste que Patrick Baudry, pilote lui-même, s'est amusé de voir Daniel Brandenstein faire atterrir la navette. « C'était la première fois que j'étais dans un nouvel appareil, avec quelqu'un qui pratiquait son premier atterrissage, et que je n'étais pas aux commandes », a-t-il expliqué. Mais tout se passe bien. La mission, que la NASA met alors en avant comme le plus réussi de ses vols de navette, est un succès public retentissant.
Une tournée… d'adieux ?
Parce qu'il y avait à bord deux étrangers, tous les membres de STS-51-G exécutent une tournée mondiale, aux États-Unis, en Arabie saoudite et en France. Celle-ci ne se fera d'ailleurs pas sans son lot de péripéties. Ayant voyagé avec un prince, les astronautes sont traités en hôtes de marque par le royaume saoudien, qui multiplie les cadeaux (montres, tapis, etc.), et tous sont reçus par le roi à Riyad. Tous, sauf Shannon Lucid, qui arrive sur place plus tard, car elle devait entrer dans le pays sous la responsabilité d'un homme. Refusant ce traitement, elle a finalement pu voyager après avoir reçu un sauf-conduit particulier qui fit rire ses collègues. En effet, pour l'occasion, Shannon Lucid a pu être considérée comme un « homme honoraire ».
Le voyage en France fut moins tendu sur le plan diplomatique. Patrick Baudry, le deuxième astronaute français, y reçut les honneurs. Il ne poursuivit pas l'aventure avec la NASA et orienta sa carrière chez Aérospatiale, laissant la place à une nouvelle génération de candidats, tandis que Jean-Loup Chrétien repartait en URSS pour préparer un deuxième vol. Il se consacra près d'une décennie durant à un projet qui lui était cher, lui qui avait volé sur navette, celui de l'avion spatial européen Hermès. Ce dernier ne vit jamais le jour, ce qui n'empêcha pas Patrick Baudry de rester un fervent défenseur du secteur spatial, en particulier de l'exploration lunaire et lointaine.