Que faire après l'ISS ? La Russie planche sur le sujet depuis presque deux décennies, et la réponse n'est pas facile à trouver. Entre garder des ambitions, vouloir être à la pointe de la recherche en orbite et être réaliste sur ses capacités, il faudra trouver le juste milieu. Alors, la « Russian Orbital Service Station » existera-t-elle ?
Les temps changent, et les plans aussi. Celui d'une future station orbitale habitée russe a énormément varié depuis le début des années 2000. Car faut-il le rappeler, la Russie est après tout l'héritière de la nation qui a le plus fabriqué et opéré des stations spatiales, avec des tentatives en continu ou presque depuis le début des années 70. Dès lors, même si les années 90 ont été marquées par une coopération spatiale accrue avec les Américains sur Mir, puis sur le projet de Station spatiale internationale, il a toujours été question sur place de préparer un avenir en solo. Pour soutenir l'industrie russe, évidemment, mais aussi parce qu'il n'est pas possible de tout faire sur l'ISS, en matière d'accès comme de recherche, et que cette dernière n'est pas éternelle. Mais alors, c'est quoi la ROSS ?
Que faire après l'ISS ?
Celle qu'on appelle aujourd'hui la « Russian Orbital Service Station » ou ROSS a pris plusieurs noms. Entre 2010 et 2018, elle s'appelait OPSEK, par exemple. Pourtant, elle existait déjà. En même temps que la Russie assemblait encore des modules pour l'ISS, le constat était là : après, ce serait le retour de stations nationales. Bien évidemment, la politique et les budgets ont fait varier le projet. En 2001 par exemple, la Russie n'a pas assez d'argent pour s'y atteler.
En 2004, les États-Unis annoncent leur plan Constellation vers la Lune, il faudra donc que la future station soit un avant-poste de préparation pour des missions lunaires. Puis la Russie est progressivement mise au ban après sa première invasion de l'Ukraine et l'occupation de la Crimée en 2014. Les tensions grandissent, et avec elles un plan se dessine : utiliser des modules en développement depuis longtemps, que Roscosmos comptait initialement envoyer sur l'ISS pour en augmenter les capacités, et en faire la base de ROSS.
Prendre les modules de l'ISS, impossible ?
Il faut dire que sur la station internationale, les capacités russes sont limitées par leurs modules. Le premier grand module, Zarya, a aujourd'hui 25 ans de vie en orbite, sa conception est très ancienne et il ne sert plus que de stockage et de couloir. Zvezda, le module principal, sert à piloter l'ISS, de lieu de vie aux cosmonautes russes, de point d'observation et il abrite quelques expériences limitées. Le petit module Rassvet est lui aussi un lieu de stockage, Poisk sert de sas pour les sorties spatiales... Jusqu'à l'arrivée en 2021 du module Nauka et de son extension le « noeud » Pritchal, capable d'amarrer en théorie jusqu'à 4 modules supplémentaires ou de servir de sas. Mais Nauka est un vieux module déguisé en nouveau, en réalité sa structure a plus de 20 ans, ses équipements sont anciens, et en plus il y a eu quelques soucis, en particulier avec son système de refroidissement en 2023.
Un plan original appelait à l'origine à construire la ROSS à partir des éléments les plus récents de l'ISS, donc désamarrer Nauka et Pritchal, puis leur faire changer d'orbite, leur adjoindre de nouveaux modules et commencer rapidement les opérations habitées. En l'état, ce plan ne tient plus aujourd'hui. ROSS sera construite à partir de nouveaux éléments seulement.
Une architecture autour de NEM
Le premier sera le module connu aujourd'hui sous le nom de NEM-1. Il s'agit d'un grand ensemble de 21 tonnes, avec la particularité d'avoir la moitié dédiée aux cosmonautes (et donc pressurisée) avec des installations laboratoires modernes et puissantes, et l'autre moitié avec de larges panneaux solaires, de quoi manœuvrer et des réserves de carburant. Un module radical en somme, comparé à ceux qui sont actuellement en orbite. Mieux, l'article de vol existe au sol, même s'il n'est pas encore adapté aujourd'hui pour être la brique centrale d'une station. Il ne sera de toute façon pas envoyé en orbite avant au moins 2027 ou 2028 pour coïncider avec la fin des opérations russes sur l'ISS (et pour économiser au maximum), si le plan est adopté et respecté par les industriels russes dès 2024.
L'objectif est de toute façon de lui adjoindre un module nœud comme Pritchal et, conception intelligente, d'organiser toute la station autour de ce « hub ». Ainsi, plus de problèmes de vieillissement : si un laboratoire est handicapé, fissuré ou trop âgé, il peut être remplacé. Ceux de l'ISS, qui assurent le pilotage de la station, sont interconnectés par 20 années de câbles, d'antennes, de fibre, d'instruments... et de toute manière, ils n'étaient pas construits pour être désamarrés.
Une orbite particulière pour ROSS
Ce mois-ci, le responsable de la conception de ROSS pour RKK Energia (qui en est le maitre d’œuvre) a confié en interview que le dossier fait plus de 1 500 pages, et qu'il est en cours d'évaluation par l'état russe. Si ce dernier donne le feu vert, alors le design sera figé en l'état. Et ROSS a quelques spécificités assez intéressantes. D'abord, son orbite n'est pas celle de l'ISS, ni de la station chinoise : elle est beaucoup plus inclinée, c'est une orbite dite « polaire ». Cela lui permet des observations au-dessus de l'ensemble du territoire russe, et si ça vous semble anecdotique, c'est pourtant au cœur de sa conception. Notamment, la Russie veut pouvoir y tester de nouveaux capteurs d'observation de la Terre et d'évaluation des sols... Tandis que les militaires, avec une station entièrement étatique, pourraient eux aussi y envoyer des prototypes adaptés à leurs futurs satellites.
ROSS est également vue comme un « centre de commandement » de tout ou d'une partie des constellations de satellites russes à venir. Sur la même orbite, elle centralisera les informations, fera relai, peut déployer ou même accueillir des unités pour réparation ou amélioration. Un concept intéressant, même si l'on peut se poser la question de la pertinence économique du modèle. D'autant qu'une orbite polaire empêche catégoriquement de reprendre les modules actuellement sur l'ISS.
Une station ROSS, mais pas de RACHEL
ROSS, on l'a dit, sera articulée autour d'un module central et du NEM. Si RKK Energia obtient l'ensemble de son financement (on peut en douter), la station comptera jusqu'à six modules habitables d'ici 2032. Certains de ces modules seront probablement sur un autre modèle que NEM, par exemple celui du concept de laboratoire en vol libre OKA-T. Cette option est très intéressante, parce qu'en réalité l'impesanteur « parfaite » n'est pas vraiment atteinte dans une station spatiale. Il y a énormément de petites perturbations.
Les amarrages et désamarrages, les petits changements de trajectoire orbitale, les différents équipements et leurs vibrations induites, et même les astronautes eux-mêmes ! L'idée est donc d'avoir un module qui peut s'amarrer de façon temporaire, puis réaliser des expériences de moyen et long terme en vol libre, non loin de la station avant de venir s'y rattacher dès que le besoin s'en fait sentir.
Mais outre son orbite, sa modularité et ses interactions, il y a un élément de ROSS qui parait assez radical, s'il est adopté en l'état. En effet, la nouvelle station se passerait du vénérable véhicule Soyouz ! Ceci serait bien une révolution, surtout dans le pays qui évoque ce remplacement depuis bien longtemps.
La capsule Oriol, plus spacieuse, plus complexe et capable (une version est prévue pour des missions lunaires), serait le véhicule de transfert de prédilection. À noter que si la Russie est capable de faire voler cette nouvelle capsule d'ici 2027 ou 2028 avec des cosmonautes, ce sera déjà un exploit. Cela étant, l'orbite polaire offrirait également des conditions particulières de vol pour les habitants de la station : au-dessus des pôles, le bombardement de particules solaires est plus important que sur les orbites habitées actuelles.
Il faudra le budget approprié
C'est le point noir de la ROSS... La Russie est-elle capable de déployer l'argent et l'infrastructure nécessaire à une nouvelle station orbitale aujourd'hui ? La Chine a montré qu'elle savait relever le défi, les industriels américains sont dans les starting-blocks, mais le gouvernement de Vladimir Poutine a pour l'instant une très onéreuse guerre à mener avec son invasion de l'Ukraine de 2022, et la priorité va plutôt aux nouveaux projets militaires.
Trouver des fonds pour développer jusqu'à six modules en dix ans, ce sera difficile en sachant qu'il faut encore des installations au sol pour soutenir le projet industriel. Pas seulement chez les sous-traitants, mais aussi avec les astroports. Avec cette inclinaison polaire, il faudra compter sur des lancements de la fusée Angara à Vostotchny pour les modules, mais aussi les cosmonautes avec une version A5M qui est prévue, mais n'existe pas aujourd'hui.
ROSS verra-t-elle le jour ? Et surtout, sera-t-elle prête d'ici la fin de l'aventure ISS ? La cosmonautique est une vitrine importante du savoir-faire russe...