Le télescope spatial Euclid, actuellement complété dans les locaux de Thales Alenia Space © TAS
Le télescope spatial Euclid, actuellement complété dans les locaux de Thales Alenia Space © TAS

La file d'attente pour profiter d'un ticket pour l'espace ne cesse de s'allonger en Europe. Puisque Soyouz n'est plus une option depuis l'invasion de l'Ukraine, satellites et sondes attendent Ariane 6. Le télescope Euclid, notamment, pourrait rester bloqué au sol presque deux années supplémentaires.

Les astrophysiciens voient leur projet complété, mais à l'arrêt.

Faire sans Soyouz

En comparaison des nombreuses annonces ou menaces russes quant à l'avenir de la Station spatiale internationale, les sanctions et contre-sanctions qui concernent les lanceurs Soyouz envoyés depuis le Centre spatial guyanais (CSG) ont été un peu oubliées. En effet, deux jours après l'invasion de l'Ukraine, Roscosmos annonçait le rapatriement de ses équipes qui se trouvaient en Guyane ainsi que la fin des décollages de l'iconique lanceur russe

Immédiatement, les responsables européens ont annoncé chercher des alternatives, mais six mois plus tard, ces dernières ne se sont pas encore matérialisées. Plusieurs lancements de Soyouz étaient prévus depuis le CSG cette année, en particulier dans le cadre du programme Galileo (deux paires de satellites), mais aussi au service de la défense française avec le satellite « espion » CSO-3… D'autres étaient également prévus pour 2023, notamment en collaboration avec l'Agence spatiale européenne (ESA) pour envoyer le satellite d'observation terrestre EarthCare, le satellite radar Sentinel-1C, et le télescope observateur de galaxies, Euclid. Depuis février, en public comme en coulisses, chaque équipe cherche donc la solution la moins pénalisante.

C'était simple et efficace... jusqu'à la décision d'envahir l'Ukraine © ESA / CNES / Arianespace / CSG / S. Martin
C'était simple et efficace... jusqu'à la décision d'envahir l'Ukraine © ESA / CNES / Arianespace / CSG / S. Martin

Ariane 6 est encore absente

Les options pour envoyer un télescope comme Euclid en orbite ne sont toutefois pas nombreuses. Déjà, un changement de lanceur implique des travaux supplémentaires, car le profil de vol et les contraintes associées (vibrations, durée du tir, point d'éjection pour rejoindre le point de Lagrange Terre-Soleil L2) vont changer.

En réalité, si l'ESA s'en tient à son propre cahier des charges, elle se doit d'utiliser un lanceur européen, c'est-à-dire Ariane 6. À un problème près : la fusée n'est pas disponible aujourd'hui, pas plus qu'elle ne sera à l'heure pour remplacer Soyouz. Le décollage inaugural d'Ariane 6 est à présent plus ou moins prévu pour la première moitié de 2023. Aucune date précise n'a été annoncée, les institutions et les industriels attendent les résultats de la campagne actuelle des essais combinés qui va encore durer plusieurs mois. Et quand bien même, il ne faut pas s'attendre à une foule de décollages du nouveau lanceur dans sa première année d'exploitation. Même si Ariane 6 est très attendue et que tout se passe bien pour son tir inaugural (les équipes s'y emploient, mais ce n'est pas garanti), il faudra du temps pour entrer dans un rythme de croisière.

Le logo de la mission Euclid © ESA

Un lourd bilan scientifique

Les équipes scientifiques d'Euclid ont donc été mises devant un agenda qui leur a, dans un premier temps, paru impossible : elles doivent se préparer à un décollage de leur véhicule pour la fin d'année… 2024. Et ce, alors qu'il est complet depuis l'été 2022, dans les locaux de Thales Alenia Space à Cannes ! Ce report de plus de 18 mois passe mal, déjà parce qu'il se traduit par un gros dépassement de budget. Le télescope lui-même est en effet terminé, il faudra donc le mettre sous cocon, dans des conditions irréprochables, ce qui coûte une fortune (on évoque entre 5 et 7 millions d'euros par mois, soit pratiquement 100 millions d'euros de stockage avant l'envoi en Guyane). Il y a également l'impact scientifique des équipes et des postes qu'il faudra reformer, de nombreux laboratoires fonctionnant en contrats à durée déterminée (notamment parmi les doctorants et post-doctorants), sans oublier les inévitables dossiers de demandes d'allocation de fonds.

De plus, les équipes espéraient être opérationnelles avant les Américains. Euclid est théoriquement un instrument incroyable, capable de réaliser à l'échelle des galaxies ce que la mission Gaia accomplit pour les étoiles de notre voisinage. Il permettrait de constituer un formidable catalogue de galaxies, d'amas, de leur forme, leur âge, leur spectre, etc. avec en particulier un objectif scientifique de prestige, utiliser ces données pour comprendre l'accélération de l'Univers et déchiffrer le rôle de l'énergie noire.

En 2026-27, les États-Unis enverront (si tout se passe bien) leur nouveau télescope Nancy Grace Roman (NGR) en orbite, et lui aussi aura des capacités dans ce domaine, bien qu'avec des mesures complémentaires. Pour qu'ils puissent travailler en tandem (et non en concurrence), il est important que les données d'Euclid soient déjà disponibles lorsque le NGR entamera sa mission… Même s'il est possible que le télescope américain souffre lui aussi de retards.

Euclid reste à l'affut. Mais sortira-t-il d'une salle blanche avant fin 2024 ? © Thales Alenia Space

Pas sur le haut de la pile

Enfin, et malgré des demandes à l'ESA, Euclid ne semble pas devenir un dossier prioritaire. L'Union européenne presse déjà l'agence pour d'autres satellites. Il faut envoyer les prochaines unités Galileo en orbite ainsi que Sentinel-1C, qui remplacera l'unité radar 1B tombée définitivement en panne cette année. L'État français pousse de son côté pour terminer le déploiement de sa constellation CSO, de l'observation optique militaire très prisée alors que la guerre fait rage à moins de 2 000 km de nos frontières.

Pour une partie des scientifiques, l'engagement de l'ESA à ne vouloir utiliser que des lanceurs européens est un entêtement plus qu'un enjeu de souveraineté : Ariane 6 leur coûte des années de retard. Certains redoutent même qu'Arianespace, confrontée aux délais, ne fasse passer les besoins de son client phare des années à venir, Amazon, devant ceux de leur télescope. Il faut préciser que pour l'ESA, et encore plus pour ses pays membres très engagés dans les lanceurs (France, Allemagne ou Italie), l'alternative fait grincer des dents, car c'est presque toujours SpaceX qui revient sur la table.

En effet, le marché international est en tension. Sans la Russie, l'ESA pourrait se tourner vers l'Inde, mais le pays a ses propres soucis dans le secteur des lanceurs (rythme et fiabilité). Le Japon également est en pleine transition vers sa nouvelle génération H-3 concurrente d'Ariane 6, et les autres partenaires américains n'ont soit pas les fusées appropriées, soit des agendas pleins pour plusieurs années. Et le secteur du NewSpace européen, pour sa part, ne devrait pas être assez rapidement au rendez-vous.

Une grande "carte" simulée par l'équipe du télescope Euclid pour savoir à quoi s'attendre en ce qui concerne ses futurs résultats © J. Carretero (PIC), P. Tallada (PIC), S. Serrano (ICE) and the Euclid Consortium Cosmological Simulations SWG

L'option américaine

Alors, que faire ? Le directeur de l'ESA, Josef Aschbacher, a indiqué au mois d'août avoir ouvert les discussions avec des responsables de SpaceX, pas nécessairement pour Euclid, mais pour soulager le calendrier de vol européen, devenu intenable.

L'affaire ne se jouera pas en quelques semaines, mais c'est aussi une manière de prévenir les pays membres quelques mois avant la grande et très importante assemblée ministérielle de l'Agence spatiale européenne. Cette dernière a lieu tous les trois ans, et représentants comme ministres des nations membres de l'ESA vont décider de ses budgets ainsi que de son avenir. Le rendez-vous sera scruté pour toutes les missions futures, actuellement menacées par l'inflation qui bloque des budgets parfois fixés une décennie à l'avance. Et par-dessus tout, la crise des lanceurs y tiendra un rôle central.