Pour l'heure, ne nous y trompons pas, si, en dépit du yen cher, Sony, Panasonic et consorts affichent des bénéfices, c'est grâce notamment à la clientèle de pays émergents (Chine, Inde, etc.) et en minimisant la production et l'approvisionnement au Japon afin de réduire leurs dépenses.
Endaka, endaka, endaka. Ce terme, qui signifie « hausse du yen » barre depuis des semaines la une des journaux japonais, alimente tous les débats, donne des migraines au ministre des Finances et des insomnies au gouverneur de la banque centrale nippone. Quant aux dirigeants des grosses entreprises exportatrices japonaises, ils sont forcés de se remuer chaque jour un peu plus les méninges pour trouver où et comment faire des économies. Entre l'an passé et cette année, le yen s'est élevé dans des proportions considérables face au dollar et à l'euro, ce qui constitue en théorie un énorme handicap pour vendre au-delà des frontières de l'archipel des produits fabriqués sur place ou pour rivaliser avec les bas prix des denrées importées. La devise nippone évolue depuis août à son niveau le plus élevé en quinze ans face à la monnaie américaine. Un billet vert qui coûtait 92,5 yens en août 2009, ne valait plus que 85,5 yens le même mois de cette année, et 81 yens ce vendredi. Un euro donnait droit à 135,5 yens en août 2009, aujourd'hui il vaut 20 yens de moins. Bilan, les ventes des produits japonais à l'étranger rapportent moins et ce qui est produit au Japon coûte plus cher à l'extérieur.
Le type du manga de Nishi-san qui s'est fait virer de son entreprise de puces électroniques est un cas fictif certes, mais il sonne comme l'appel aux départ volontaires ouvert récemment par Renesas Electronics, le plus gros fabricant de semi-conducteurs nippon, obligé de couper dans les budgets et les effectifs.
C'est que dans un tel contexte de faiblesse du dollar et de « bataille des monnaies », sans mesures spéciales et parfois douloureuses, les marges des sociétés japonaises ainsi que leurs capacités d'investissement sont mécaniquement amoindries, à moins que ne soient augmentés d'autant les prix de vente, au risque de sacrifier la compétitivité tarifaire de leurs produits face à ceux de rivaux américains, européens, sud-coréens ou chinois. Et beaucoup d'entre-vous alors diront: « Sony c'était mieux avant, la qualité a baissé », ou bien « Sony c'est trop cher, Samsung, j'ai les moyens ».
Pour autant, et contre toute attente, beaucoup des grandes sociétés japonaises ont fait ces derniers jours état de résultats financiers souvent meilleurs que l'année dernière pour la période d'avril à septembre. Durant les premiers mois de l'année budgétaire, le manque à gagner relatif à l'envolée du yen a en effet été comblé par le regain de vigueur des commandes en provenance des pays émergents et par les restrictions de dépenses que se sont imposées tous les groupes pour surmonter la récession internationale de 2008-2009.
Bravant les fluctuations défavorables des devises, le fleuron de l'électronique nippone, Sony, avait déjà renoué avec la rentabilité opérationnelle dès le premier trimestre (avril à juin), un redressement qui s'est poursuivi au deuxième. Durant les seuls trois mois de juillet à septembre, le groupe a totalisé un chiffre d'affaires en hausse de 4,3% sur un an. Il a ainsi dégagé des bénéfices alors qu'il était déficitaire l'an passé.
Ce retournement dans le bon sens résulte, selon les dirigeants du groupe, des effets de la réorganisation mise en œuvre à cause de la crise (fermeture d'usines, suppression de quelque 16.000 postes, cession de filiales, augmentation de la part sous-traitée à l'étranger, etc.), ainsi que de meilleures performances de toutes les activités, sauf celle de la musique.
« La division des produits de réseaux, qui inclut les consoles de jeu vidéo et les PC, a notablement contribué à l'amélioration des profits », a souligné Sony. Ses ventes de produits électroniques grand public ont aussi été dynamiques, même si les revenus tirés des téléviseurs ont été un peu amputés par les effets de change et la baisse des tarifs de détail, en dépit d'une augmentation du nombre d'unités vendues. Le groupe pourrait de ce fait ne pas atteindre son objectif de rétablir dans le vert sa division de TV, même si ses ventes en volume croissent, les prix en rayon fléchissant rapidement du fait de la concurrence attisée par la faiblesse de la monnaie sud-coréenne dont profitent les groupes Samsung et LG Electronics. La rentabilité de Sony est aussi rendue plus compliquée du fait du ralentissement de la demande aux Etats-Unis.
« La guerre des prix est très dure en Occident », a souligné un dirigeant de Sony lors d'une conférence de presse. Rappelons que ce géant encaisse quelque 80% de son chiffre d'affaires à l'étranger et est donc particulièrement sensible à l'évolution des taux de change. Il a toutefois confirmé l'objectif d'écouler 25 millions de téléviseurs dans le monde cette année budgétaire, contre 15 millions l'an passé. Les prévisions de vente de la plupart des autres produits-phares ont aussi été conservées.
La stratégie est différente mais les résultats également bons du côté de l'éternel rival de Sony, le groupe Panasonic, dont seulement la moitié des revenus provient de la clientèle étrangère. Lui aussi a fait état de bénéfices, aidé il est vrai par l'absorption de Sanyo et à la forte demande émanant des pays émergents, deux facteurs qui ont dopé ses ventes (+31% sur un an). Panasonic a aussi intégré dans ses comptes ceux de la société d'équipements et matériels pour le secteur du bâtiment, Panasonic Works, dont il a pris le contrôle fin 2009.
A l'instar de Sony, Panasonic est parvenu pour l'heure à endiguer les effets néfastes de la très forte augmentation de la monnaie japonaise. « Sur le volet de l'électronique grand public, en dépit d'un déclin concernant les ventes d'appareils photo et téléphones portables, les résultats ont été améliorés par les achats de téléviseurs, d'équipements pour automobiles ou encore d'enregistreurs vidéo à disque optique Blu-ray », a souligné Panasonic.
Tout comme Sony, le groupe bénéficie d'un surcroît de demande mondiale de produits audiovisuels et profite de la très forte augmentation des ventes de TV au Japon où les pouvoirs publics offrent des ristournes pour accélérer le renouvellement des modèles avant l'arrêt du signal analogique en juillet prochain.
Sur le volet de l'électroménager, les achats de climatiseurs domestiques, favorisés par un été très très chaud et long au Japon, ont entre autres permis un quasi doublement des profits d'exploitation de cette division.
Là encore, très apprécié de la clientèle nippone, Panasonic a tiré avantage des mesures diverses décidées par le gouvernement japonais pour pousser les citoyens à changer une partie de leur électroménager au profit d'engins plus modernes et moins voraces en ressources naturelles.
Le conglomérat industriel Hitachi va beaucoup mieux lui aussi. Le yen bien sûr le gène, mais pas au point de ruiner tous ses efforts. Entre avril et septembre, le groupe, actif dans les équipements énergétiques, les infrastructures publiques, les installations et véhicules ferroviaires, l'électronique ou encore l'électroménager, a totalisé un chiffre d'affaires semestriel en hausse de près de 10% en comparaison annuelle, ce qui lui a permis de renouer avec les bénéfices.
A l'instar de son concurrent et compatriote Toshiba, Hitachi a été obligé de revoir ses priorités et de réorganiser ses activités pour se concentrer sur les pans les plus porteurs du groupe, tout en luttant contre les effets nocifs de la forte hausse de la devise japonaise face au dollar et à l'euro. Hitachi profite désormais d'une demande nouvelle dans divers secteurs industriels, dont l'automobile, l'électronique, les réseaux informatiques ou encore la construction.
« Sur fond de reprise internationale, nos ventes à l'étranger ont augmenté de 16% », a souligné le groupe. Toutes les grosses divisions du groupe sont redevenues bénéficiaires sur le plan de l'exploitation. « Notre rentabilité s'est améliorée dans toutes les activités, à commencer par celles des matériaux de pointe et des composants », s'est félicité cette entreprise centenaire.
Hitachi a également bénéficié d'une demande forte de lecteurs optiques pour PC et est parvenu à redonner du tonus à la division des téléviseurs en proie à une vive concurrence. Depuis la crise de fin 2008 et pour minimiser les risques face aux soubresauts économiques, Hitachi a opéré un tri sévère dans ses filiales, cédant par exemple à Panasonic l'essentiel des parts détenues dans une co-entreprise productrice de dalles et modules de larges écrans à cristaux liquides (LCD), IPS Alpha Technology. Le développement et la fabrication de téléphones portables ont pour leur part été regroupés avec les activités similaires des autres groupes nippons NEC et Casio.
Le pionnier des écrans à cristaux liquides (LCD) et numéro un des cellules solaires ainsi que des téléphones portables au Japon, à savoir le groupe Sharp, a quant à lui aussi affiché des bénéfices, grâce notamment aux fortes ventes de TV LCD au Japon. Il se montre toutefois très prudent, voire pessimiste pour les mois à venir, du fait de la hausse du yen et d'autres facteurs négatifs. Entre avril et septembre, Sharp a encaissé un chiffre d'affaires en hausse de 16,7% sur un an, après une chute de 17,5% subie au terme de la même période de l'année précédente.
Sharp a profité à plein de la très importante augmentation des ventes de téléviseurs dans l'archipel ces derniers mois (elles ont pour ainsi dire doublé). S'y sont ajoutés les achats souvent simultanés de platines et enregistreurs à disque optique Blu-Ray, type de produits-vedettes de Sharp. Ce dernier tire aussi avantage du fait que les dispositions étatiques exceptionnelles visent également à favoriser l'acquisition de systèmes photovoltaïques, son autre grande spécialité.
En dépit de résultats encourageants, outre les effets néfastes du yen cher, le groupe craint dans les mois à venir un net ralentissement de la production de dalles d'écrans ainsi que la baisse continue des prix de ventes des dalles d'écran LCD.
Beaucoup des entreprises nippones ont évalué le dollar dans une fourchette de 80 à 83 yens pour la fin de l'année budgétaire (soit les mois d'octobre 2010 à mars 2011), et espèrent publiquement que le billet vert ne descendra pas durablement sous la barre des 80 yens si d'aventure cela se produit. Reste que même à ce niveau, la lutte doit se poursuivre.
« Au cours actuel les mesures internes de réduction de coûts ne suffisent plus, il va nous falloir revoir nos prix tout en observant nos concurrents », a souligné récemment le PDG de Yamazaki Mazak, une société de machines-outils de pointe. « Les entreprises ont conscience qu'elles vont devoir franchir une nouvelle étape » pour endiguer les effets du yen qui risque d'être durablement cher, confirme Hideyuki Araki, économiste de Resona Research Institute.
Certains dirigeants se préparent même au scénario catastrophe pour être sûrs de tenir bon. « Nous prenons désormais des dispositions pour rester performants sur la base d'un dollar à 70 yens », a récemment affirmé aux journalistes le patron de Toshiba. Les entrepreneurs nippons agitent aussi le chiffon rouge de la délocalisation sous les yeux du gouvernement pour qui la cherté du yen constitue déjà en soi une énorme épine dans le pied. Et ce d'autant que la baisse des prix des produits importés et soldés accentue le phénomène lancinant de la déflation, un recul continu des tarifs de détail qui ralentit l'activité et entrave la progression des salaires.
Pour aider les gros groupes à compenser la hausse du yen et sauver les petites et moyennes entreprises fragilisées, la plus grande fédération patronale, le Nippon Keidanren, réclame notamment depuis des mois une baisse des impôts sur les sociétés, bien plus élevés que ceux auxquels sont soumis les concurrents à l'étranger. Sans cela, les sociétés menacent de transférer plus d'activités hors du Japon et de s'approvisionner davantage à l'étranger afin de bénéficier de la hausse du yen au lieu d'en pâtir.
Elles sont d'autant plus enclines à développer leurs affaires internationales que « la production sur le lieu de vente permet des réductions de coûts logistiques et que la recherche sur place permet une meilleure adaptation aux besoins spécifiques locaux », plaidait récemment le patron de Panasonic, Fumio Ohtsubo.
Pour la plupart des gros groupes japonais, le marché extérieur devient une priorité, la population japonaise étant vieillissante et déclinante. De fait, surgit le danger d'une désindustrialisation et d'une disparition de petits sous-traitants nippons délaissés parce que trop chers. Face au gouvernement inquiet, les industriels répondent qu'ils ne délocalisent pas forcément de gaîté de cœur, préférant toujours concentrer leurs technologies de pointe au Japon où ils disposent de personnels qualifiés très consciencieux.
« Si l'on ne raisonnait qu'en termes de rationalité financière, on ne pourrait déjà plus manufacturer au Japon. Mais nous n'allons pas pour autant tout envoyer à l'étranger. Nous sommes cependant tenus de faire des choix », soutient le patron de Toyota, Akio Toyoda.