Live Japon : la valorisation marchande de l'otaku

Karyn Poupée
Publié le 13 novembre 2011 à 12h16
"OTAKU": ce terme japonais est sans nul doute connu de la plupart des lecteurs de cette chronique, son historique au Japon probablement moins. Originellement, "otaku" signifie "votre maison", "chez vous", mais son acception a dérivé depuis les années 1970-1980 du fait de son emploi singulier par certains individus, pour désigner dans un premier temps de jeunes hommes obnubilés par les jeux vidéo ou les séries animées, puis diverses autres choses par la suite... Comme le résume le mangaka japonais Taku Nishimura (alias Jean-Paul Nishi), le peuple "otaku", qui était autrefois marginalisé, aujourd'hui se banalise et constitue une manne pour le monde marchand qui le valorise.

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Otaku, otaku bunka (culture otaku), ces expressions tendent à prendre une tournure positive au fil des années, un changement qui se propage grâce aux tactiques de sociétés de stratégie de communication et d'une diplomatie nippone un tantinet propagandiste..

Initialement, dans les années 1980, l'otaku était un jeune homme asocial négligé, reclus à longueur de journée devant son PC ou sa console de jeux vidéo et qui ne sortait que pour aller assouvir ses besoins de nouveautés informatiques ou ludiques à Akihabara. Aujourd'hui, même si dans les faits ces profils existent toujours, le terme otaku en vient petit à petit à désigner une peuplade plus large de passionnés inconditionnels de quoi que ce soit. Bien que pour la plupart des Japonais le mot otaku reste péjoratif, voire associé pour certains au souvenir de déséquilibrés, l'évolution de son acception dans un sens moins dépréciatif n'a rien du hasard: d'une part ce qu'apprécient les "otaku" tend à l'être par une population plus importante, d'autre part ils sont présentés parfois comme des héros, ce qui les démarginalise.

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Dans le second cas, il s'agit tout bonnement d'une stratégie commerciale. Le but? Qu'à l'étranger et au Japon, les otaku soient fiers de l'être et achètent à tour de bras des produits (au demeurant plus ou moins recommandables) sans culpabiliser ni s'interroger le moins du monde sur leurs motivations ou pulsions. L'expression "culture otaku" qui se répand dans l'archipel et au-delà et qui valorise les objets de prédilection de ces consommateurs (pas comme les autres, meilleurs) est également censée donner d'eux et de leur mode de vie une image positive.

L'institut de recherches économiques japonais Yano, qui n'est pas étranger à cette évolution, publie chaque année une enquête sur le "marché des otaku" au Japon, document qui livre une idée des sommes que palpent les différents secteurs visant cette clientèle. La plus récente étude, qui date du mois d'octobre, est basée sur un sondage auprès de quelque 10 000 individus interrogés par différents moyens (entretien de visu, par téléphone, internet, fax, etc.). D'où il ressort que 25% des personnes questionnées disent soit se sentir elles-mêmes "otaku", soit avoir un jour été "traitées d'otaku". Il y a 20 ans, lorsque le mot évoquait d'emblée le tueur de fillettes Tsutomu Miyazaki, puis d'autres du même acabit pas la suite, nul ne se serait reconnu publiquement dans cette figure. Comme quoi, les as du marketing ont réussi.

Et Yano d'expliquer "même si le vocable otaku englobe un aspect négatif, petit à petit celui-ci tend à se fissurer et le mots otaku en vient à être employé dans un sens plus léger vis-à-vis de soi-même ou d'autrui". Soit, le terme est allégé et embelli, mais les objets de prédilection des otaku restent encore en partie licencieux et éloignés de ceux du grand public. L'enquête de Yano, qui se garde bien sûr de références à ce passé noir, porte en effet sur les jeux d'adultes, les nymphettes déguisées en soubrettes, les starlettes pas encore majeures, les poupées à habiller et l'inverse, les fanzines de mangas (dojinshi, dont une bonne partie ont pour héroïnes des filles fantasmagoriques), les vidéos pornographiques, les simulations amoureuses, ainsi que les recueils de dessins ou photos en versions électroniques, les nouvelles et romans d'amour ou les figurines en tout genre, etc.

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Entre la fin des années 1980 et aujourd'hui, plusieurs faits ont favorisé l'enjolivement de l'image de l'otaku dans la société, dont le livre, le film, la série TV et le manga "Densha otoko" (le garçon du train) qui présentait le cas d'un otaku se découvrant soudain à sa grande surprise amoureux d'une fille croisée régulièrement dans le train. Embarrassé, pour ne pas dire empoté, il reçoit par forum en ligne interposé les conseils avisés d'une communauté d'inconnus. Et voilà l'otaku typique (mal et salement fringué, grosses lunettes, sac à dos déformé sans âge, etc.) transformé. Par ailleurs, outre le fait que Yano et d'autres s'y emploient, les jeunes étrangers, épris des mêmes passions que les otaku japonais, ont peu à peu adopté le mot (sans s'inquiéter ou en faisant fi volontairement de son lourd passé et passif au Japon), lui ont donné un sens positif que les autorités et marchands nippons ont récupéré et redistillent aujourd'hui dans la société japonaise. Argument: cette "culture otaku" a de la valeur, puisqu'elle fait recette ailleurs.

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Pour être honnête avec les lecteurs de cette chronique, l'auteur de ces lignes, qui a fait maints reportages à la "Mecque des otaku" (le quartier d'Akihabara) depuis 15 ans, a du mal à comprendre que l'on en vienne à promouvoir des attitudes monomaniaques qui, dans certains cas (pas tous heureusement), sont pathologiques. La société japonaise, sur ce point comme sur divers autres d'ailleurs, et c'est regrettable, a hélas parfois tendance à détourner son regard d'un problème qui remet trop en cause son mode de fonctionnement. Les jeunes qui se réfugient de façon obsessionnelle dans ce genre de manies sont finalement considérés comme moins ennuyeux ou moins subversifs pour les autorités que des étudiants rebelles comme il en existait avant (dans les années 1960 et 1970). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les manifestations de grande ampleur au Japon ont cessé lorsque sont apparus les jeux vidéo et autres divertissements de plus en plus sophistiqués sur fond de montée en puissance économique puis de bulle financière et dérive marchande de la société dans son entier, jusqu'à la première moitié des années 1990.

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Si, comme le prétend Yano, 25% des 10 000 personnes sondées se sentent ou sont perçues comme des otaku, en yens sonnants et trébuchants, que cela signifie-t-il, puisque tel est l'objet de l'étude menée ? Réponses:

- 70 milliards de yens (650 millions d'euros) cette année pour les mangas sous forme numérique. "L'adoption croissante des smartphones et des tablettes multimédias laisse espérer une croissance du marché", justifie Yano.

- 630 millions d'euros pour les fanzines autoproduits (dojinshi), lesquels se propagent de plus en plus en mode numérique via internet et constituent l'essentiel des publications présentées dans de grandes foires spécialisées comme le Comic Market deux fois par an à Tokyo. Ce dernier rassemble en général la bagatelle de 500 000 de personnes en trois jours, une marée humaine où les otaku se repèrent très aisément.

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- 300 millions d'euros pour les "nouvelles légères", lesquelles sont soutenues par le média-mix (adaptation en manga, jeu vidéo, animation).

- 540 millions d'euros pour les maquettes et figurines tirées ou non de célèbres animations, de mangas ou de jeux vidéo, comme la série Gundam, et 140 millions pour les reproductions de trains et autres objets associés à la vie du rail.

- 120 millions pour les poupées, lesquelles ne sont pas des mannequins miniatures destinés aux fillettes mais servent généralement de fétiches à de jeunes hommes.

- 500 millions pour les "idoles" et les produits dérivés qui vont de pair: le meilleur exemple du moment est sans conteste AKB48, un groupe de minettes triées sur le volet, qui caracole en tête des hits-parades musicaux et s'arroge à longueur d'année les couvertures de magazines tout en occupant le plus souvent les écrans, y compris ceux de la chaîne publique NHK.

- 110 millions pour les combats de catch et le cirque médiatique qui les accompagne.

- Près de 400 millions pour les déguisements (cosplay), loisir de milliers de jeunes dont la motivation est entretenue par un nombre croissant d'événements organisés en leur honneur et où se précipitent des hordes de photographes amateurs.

- 85 millions pour les "maid cafe" et autres services où sévissent des demoiselles en tenues de servantes au petit soin et à genoux devant des clients au machisme décomplexé.

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- Près de 3 milliards d'euros pour les jeux en réseau, de loin le plus gros marché parmi ceux étudiés, et qui ne prend pas en compte les ventes de machines et bornes de jeux de salles, ni les recettes tirées des consoles. La croissance de ce secteur est fortement favorisée par les applications ludiques à télécharger sur mobile et les divertissements associés aux plates-formes communautaires (SNS).

- 240 millions pour les jeux pour adultes, où le pire (pédo-pornographie notamment) est légion et où les usages illicites augmentent.

- 500 millions pour les vidéos et animations érotiques et pornographiques, un marché qui confine en partie à l'illégalité.

- 120 millions pour les jeux de simulation amoureuse, un ertsatz qui est paraît-il désormais prisé par des filles en plus des garçons esseulés, ce qui au demeurant est révélateur de l'évolution des relations sociales des jeunes adultes.

- Et pour terminer environ 200 millions pour les livres et autres supports de boys love (BL) histoires d'amour de garçons homosexuels le plus souvent écrites et lues par des filles.

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Au total, cela nous fait un marché national pour otaku (au sens strict) de quelque 7,5 milliards d'euros. On comprend dès lors pourquoi les fabricants, producteurs et prestataires se font fort de féliciter et déculpabiliser lesdits otaku, une clientèle à choyer s'il en est, tant elle rapporte. Leur objectif est bien entendu qu'elle fasse école au-delà des frontières de l'archipel tout en y attirant des touristes étrangers, d'autant qu'émerge une redoutable concurrence sud-coréenne et chinoise. D'où l'idée d'exploiter l'empathie pour les sinistrés et l'engouement pour les jeux, animations et autres créations nippones liées à la dénommée "culture otaku" afin d'aider le pays à se rétablir du désastre naturel et nucléaire du 11 mars. D'aucuns suggèrent ainsi de construire un musée "cool Japan" dans la ville de Sendai en partie ravagée par le séisme et le tsunami.

PS : A noter que les chiffres donnés ne prennent pas en compte les ventes de PC ou autres produits électroniques, ni de magazines réguliers ou tomes reliés de mangas, pas plus que les DVD et autres supports de films et animations qui s'adressent à une population bien plus large que celles des otaku cernés dans l'étude.

Dans son ensemble, le marché nippon des contenus immatériels (publications écrites, films, musiques, jeux) pèse 14 000 milliards de yens (125 milliards d'euros), dont un peu plus de 4% de recettes sont issues de l'étranger, un volume là encore jugé notoirement insuffisant comparé à la proportion que revendiquent par exemple les Etats-Unis (17%), selon les chiffres du professeur Nichiya Nakamura.

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"Live Japon" au quotidien sur Twitter : @karyn_poupee
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