On ne s'attendait pas vraiment à tomber sur une plantation de laitue au détour d'un salon dédié aux fleurons de l'industrie électronique japonaise. Alors deux plantations de laitue, présentées par deux acteurs historiques du secteur comme Fujitsu et Toshiba... Renseignement pris, l'affaire semble bien se révéler sérieuse : reconvertir des laboratoires dédiés à la fabrication de composants électroniques de pointe en fermes à feuilles vertes n'est pas dénué de sens, ni d'intérêt. La salade bio plantée en terre aurait-elle du souci à se faire ?
« Comme tout le monde, nous avons subi la crise de 2008 de plein fouet, et nous avons dû envisager de réduire nos capacités de production », explique un représentant du fabricant japonais Fujitsu, rencontré mardi à Tokyo sur le salon Ceatec. « Nous avons dû arrêter les activités de l'une de nos trois usines dédiées aux semiconducteurs à Fukushima et plutôt que de la détruire, nous avons réfléchi à une reconversion ».
La famille des semiconducteurs englobe tous les composants électroniques d'extrême précision que l'on retrouve au sein des processeurs ou de la mémoire vive de nos appareils électroniques. L'échelle se mesure ici en dizaines de nanomètres, et les procédés de fabrication impliquent donc des « salles blanches », des environnements ultra-sécurisés littéralement coupés du monde extérieur : même l'air qui y circule a été expurgé de toute bactérie, afin que rien ne puisse interférer avec les machines chargées de fabriquer cet infiniment petit. « Nous disposions d'un environnement parfaitement propre, qui devait pouvoir servir à autre chose », résume notre interlocuteur. Pourquoi pas à la culture d'aliments ?
D'abord testée discrètement, cette production d'un genre inédit pour un acteur de l'informatique a fait l'objet d'une annonce en bonne et due forme au printemps 2013. Dix-huit mois plus tard, l'usine tourne toujours, mais les composants ont pour de bon laissé place à des sachets de salade conditionnée, prête à consommer. Cette bonne vieille laitue n'a jamais connu ni la terre, ni les vers, ni la pluie. Fujitsu procède en effet à une culture hors-sol, où les pieds de salade sont plantés dans des bacs remplis de liquides fertilisants et exposés à des lumières artificielles.
Fort de cet environnement parfaitement maîtrisé, Fujitsu a décidé de développer une salade à très faible teneur en potassium, de façon à pallier le manque de tous ceux qui, pour des problèmes rénaux essentiellement, sont privés de cet aliment. La société promet une salade bien verte, goûtue et croquante à souhait. Accessoirement, elle offrirait une durée de vie nettement supérieure à celle des salades en sachet que l'on retrouve aujourd'hui dans nos hypermarchés. « Nous garantissons une conservation optimale sur deux semaines mais entre nous, elle peut tenir jusqu'à deux mois dans de bonnes conditions », nous glisse notre interlocuteur. La longévité de cette salade tiendrait justement à cette méthode de production : les feuilles qui n'ont jamais été confrontées à une bactérie ne risquent pas de brunir prématurément. Les propriétés nutritives seraient en outre optimales grâce à un régime fertilisant maîtrisé, surveillé de bout en bout et dépourvu de tout engrais artificiel ou pesticide.
Au lancement officiel, Fujitsu annonçait vouloir produire 3500 laitues par jour sur les 2000 mètres carrés consacrés à cette activité. Aujourd'hui, ses salades low potassium sont vendues dans une vingtaine de supermarchés de la région de Tokyo, au prix d'environ 3 euros le sachet de 90 grammes, soit environ deux fois plus cher qu'une salade sous plastique standard. L'initiative a entraîné son lot de commentaires ironiques, mais elle semble aujourd'hui pleinement assumée par la marque, qui n'hésite pas à afficher ses plants de salade hydroponiques sur un salon vitrine du secteur high-tech comme le Ceatec.
Elle a même fait des émules : un an plus tard (en mai 2014), Toshiba a à son tour annoncé qu'il allait recycler une usine en ferme agricole. Chez cet autre grand nom du high-tech japonais, c'est une unité de production initialement destinée à la production de disquettes informatiques qui a été recyclée, mais le message est identique : les salades produites en salle blanche seront meilleures et surtout plus saines, plus propres, que celles qui sont habituellement vendues dans la distribution. Lui aussi exposait fièrement cette semaine ses plantations sur le salon Ceatec. Toshiba ne s'arrête toutefois pas à la laitue : mâche et épinards sont également au menu.
Délire végétalien, lubie passagère ? Pour l'un comme pour l'autre, le caractère insolite de cette reconversion d'usine laisse entrevoir des enjeux bien sérieux. Fujitsu et plus encore Toshiba sont d'énormes sociétés, qui voient dans la santé, le bien-être et l'accompagnement des conditions de vie des opportunités de croissance non négligeables. En 2013, quand cette première fut médiatisée, Fujitsu ne manquait par exemple pas de souligner que la production de ses salades serait suivie et optimisée grâce aux outils informatiques de pointe développés par les branches les plus... traditionnelles de la société. Toshiba, dont les activités dépassent la seule informatique pour par exemple toucher au nucléaire, rattachait cette ambition nouvelle à la volonté d'améliorer la qualité de l'environnement par ses travaux.
De façon plus prosaïque, peut-être s'agit-il ici de formuler un appel du pied au monde de l'agriculture, parfois rétif aux méthodes d'industrialisation qu'autorise l'informatique. Restera aux amateurs de salade à discuter de la question suivante : vaut-il mieux se nourrir de légumes parfaitement propres et calibrés pour un besoin donné, ou au contraire en rester à la laitue de toujours, dont les feuilles trimbalent parfois quelques miettes de terre mais dont l'authenticité n'est pas à démontrer...