Noël 96. Plein d’espoir, un pré-adolescent ouvre fébrilement le cadeau qu’il a repéré au pied du sapin. Le paquet est certes de taille modeste, mais il attire bien plus son attention que les gros parallélépipèdes bariolés qui trônent aux alentours, d’autant que son patronyme y apparaît clairement en lettres capitales…
C’est le Graal qu’il attendait fiévreusement depuis des mois, à reluquer en boucle les mêmes articles de magazines et user les bandes des VHS de deux de ses films préférés. Un jeu neuf par an à Noël, il vaut mieux ne pas se tromper : Die Hard Trilogy est immédiatement avalé par la PlayStation, qui n’a pas encore besoin d’être disposée de manière exotique, en équilibre précaire sur la télécommande, pour fonctionner parfaitement. Le show peut commencer. Yippee Ki Yay motherfucker !
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Die Hard Trilogy, c’est quoi
Basé sur les trois premières aventures cinématographiques du lieutenant new yorkais John McClane, interprété par Bruce Willis, Die Hard Trilogy est un jeu vidéo développé par Probe Entertainment pour le compte de Fox Interactive (filiale de la 20th Century Fox, qui produit les films), sorti sur PlayStation en décembre 1996 en Europe, puis sur PC et Saturn l’année suivante. Il est en fait composé de trois jeux différents, chacun correspondant à un film : Piège de Cristal et la prise d’otage à la tour Nakatomi de Los Angeles prend la forme d’un jeu d’action à la troisième personne, 58 Minutes pour Vivre et l’assaut par des militaires surentraînés de l’aéroport de Dulles à Washington DC devient un shooter sur rail et Une Journée en Enfer, le casse du siècle à Wall Street sorti en salles à l’été 1995, un jeu de course dans les rues de New York.
Trois jeux pour le prix d’un
Trois jeux en un, le pari est sacrément osé pour le petit studio britannique, qui œuvre en parallèle sur Alien Trilogy, également prévu sur PSX alors même que la console n’est pas encore disponible dans le commerce. Début 1994, Probe recrute à tout va pour ces nouveaux projets, et constitue une équipe d’une cinquantaine de personnes pour plancher sur le jeu Die Hard. Le troisième film doit bientôt sortir en salles, et l’objectif de la Fox est évidemment d’envahir conjointement salles obscures et supermarchés avec sa licence, dans laquelle elle vient d’investir pas moins de 90 millions de dollars pour le métrage.
L’équipe, elle, manque d’expérience en 3D et les débuts sont hésitants, comme le confie le Lead Designer et Programmer Simon Pick :
« Nous n’avions aucune documentation de production pour le jeu »
Le briefing du financeur est laconique : la Fox veut un titre qui colle avec l’esprit des films, mais n’entend pas pour autant dépenser sans compter. Il apparaît rapidement évident que Bruce Willis, trop cher, ne prêtera pas sa voix pour le doublage, et qu’il faudra d’abord se concentrer sur un seul support avant de porter le jeu sur davantage de plateformes. Convaincu par le potentiel de la PSX, Pick et son équipe optent logiquement pour la console de Sony, abandonnent rapidement les pistes Mega Drive et Mega CD et consentent à reporter l’arrivée des versions Saturn et PC.
Tourné au sein du studio, ce mini-documentaire donne un excellent aperçu de l'ambiance du développement du jeu.
D’abord concentré sur la simple adaptation du troisième Die Hard, Probe Entertainment est poussé à explorer les autres pistes de la licence par son éditeur, qui sait déjà que le jeu ne sera pas prêt pour l’arrivée du film dans les salles obscures. Partant d’un jeu de course, dont on peut admirer les premiers prototypes dans ce making-off amateur à la valeur assez inestimable, le projet prend rapidement de l’ampleur pour devenir une hydre à trois têtes avec des gameplay, décors, doublages et besoins techniques différents. Un seul moteur 3D pour les trois jeux ? Impossible tant les besoins diffèrent, et la petite équipe se lance gaiement dans l’élaboration de trois environnements de développement bien distincts.
Si le jeu est « un énorme bordel confus d’un million d’idées que nous avons fourrées ensemble en croisant les doigts », c’est aussi parce que « les trois jeux ne partagent quasiment aucune ligne de code ». Le ton de ce développement chaotique, par une valeureuse équipe inexpérimentée, est donné.
Mes amis m’appellent John. Vous, vous n’êtes rien
Si le projet est bordélique, en témoigne l’absence presque totale de contexte lorsque l’on se lance dans l’un des trois jeux, ou encore la seule mention de John McClane dans le livret et non à l’écran, la qualité intrinsèque de chacun des trois morceaux saute pourtant immédiatement aux yeux.
« Nous avons travaillé 12 heures par jour, six jours sur sept, pendant près de trois mois pour coller à la deadline, et on y est tout juste parvenu. Quand l’équipe est épuisée et stressée, la qualité globale du jeu plonge, et plus la date butoir approche plus on met de côté les features, les petits détails et les finitions de côté, des niveaux entiers sont retirés, les bugs non bloquants sont ignorés. C’est la recette pour un résultat de piètre qualité »
Aujourd'hui, les mots de Simon Pick résonnent d’autant plus que la notion de crunch dans le développement de jeux vidéo a récemment fait les gros titres.
De ces conditions difficiles de travail émergent malgré tout une énorme énergie, une envie de bien faire et une générosité, qui ont permis au projet d’exister sous des atours plutôt favorables. L’action à tout rompre de l’adaptation de Piège de Cristal s’éloigne relativement du matériau d’origine, mais elle offre tout de même un excellent défouloir doublé d’un défi corsé et particulièrement varié pour l’époque. Des bombes à trouver dans des niveaux labyrinthiques, des otages à sauver et des affrontements de boss s’enchaînent à un rythme soutenu tandis que les principaux éléments du métrage sont bel et bien présents : les décors largement destructibles - avec les emblématiques bris de verre - les armes spéciales à débusquer, les différents étages très reconnaissables…
Très bien reçu sur PSX, Die Hard Trilogy reçoit des critiques plus sévères sur Saturn et PC.
Même pour l’époque, le rendu graphique est loin d’être remarquable, mais la variété des textures reste impressionnante et l’idée de rendre les murs partiellement invisibles lorsqu’on s’en approche rend la progression moins frustrante qu’escomptée. Les bruitages certes sommaires sont ponctués de one liners succulents dont McClane a le secret, qu’ils soient tirés du film ou parfaitement interprétés par Eric Allen Baker. Inspiré d’un certain Robotron: 2084, sorti en 1982 sur arcade, ce premier tronçon est particulièrement bourrin, buggé, aliasé à mort et gâché par un affichage très tardif… Mais il n’en reste pas moins un jeu d’action digne et une dose suffisante de Die Hard pour les fans.
Oh oh oh, now I have a machinegun
Ouvertement inspiré de Virtua Cop, dont les développeurs se sont fait offrir une borne d’arcade par Fox Interactive, le deuxième segment est un shooter sur rail très correct. Des décors là aussi hautement destructibles, des ennemis qui émergent de partout et surtout une grande variété dans les situations rencontrées offrent un spectacle pyrotechnique et ludique impressionnant de rythme et d’énergie.
Compatible avec certains pistolets optiques disponibles à l’époque sur PSX, l’adaptation de 58 Minutes pour Vivre se veut assez fidèle à son support de base grâce à des décors très reconnaissables. Aéroport, église enneigée, piste d'atterrissage, course de jet ski… Les neuf environnements du jeu plongent le joueur dans une frénésie d’action comparable aux jeux d’arcade de l’époque.
Pas punitif pour un sou puisque tirer sur les nombreux otages fait simplement perdre quelques points, ce deuxième titre bénéficie de quelques embranchements secrets et de différentes armes et bonus nichés dans le décor pour varier un peu les plaisirs. Le plus facile des trois segments est également le plus fun et accessible.
À l’opposé, l’adaptation d’Une Journée en Enfer porte particulièrement bien son nom. Collisions problématiques, bugs d’affichage, animations et équilibre de la difficulté douteux : rien ne va ou presque dans cette troisième partie, qui a au moins le mérite de nous faire parcourir les rues de New York à toute allure. Cette course effrénée contre la montre se révèle particulièrement violente, la possibilité d’écraser tous les passants sans contrepartie - avec les essuie-glaces qui nettoient le pare-brise ensanglanté en vue intérieure ! - ayant même poussé l’Allemagne à bannir le jeu sur son territoire.
Le feeling très arcade de la conduite, avec virages à 90 degrés en pressant une touche et bombes à percuter pour les désamorcer, rappelle forcément Crazy Taxi, et fonctionne relativement bien malgré tous les problèmes techniques. Arpenter l’aqueduc du film ou sillonner Central Park en taxi, faire appelle à une ambulance pour gagner du temps, écouter les complaintes très mal doublées par un wannabe Samuel L. Jackson, passer d’une vue à l’autre pour profiter d’une mise en scène cinématographique (mais quasiment injouable)… Encore une fois, le lien avec le matériau d’origine n’est pas scénaristique mais passe surtout par les décors et l’ambiance, tandis qu’une bande-originale de haut vol accompagne particulièrement bien l’action de cette partie du triptyque.
Composée par Stephen Root, déjà à l'œuvre sur Alien Trilogy, la musique de l’intégralité du jeu est impeccable, avec quelques morceaux devenus cultes pour les fans comme Dulles Airport, Church ou Harlem. Il suffit qui plus est de mettre le CD dans une platine pour en profiter, grâce à la magie du Redbook Audio.
Une licence qui a fait son temps
À une époque où les jeux sous licence réalisés à l’économie recommencent à pulluler, c’est sans doute la générosité de Die Hard Trilogy qui constitue son meilleur argument. Trois jeux, même un peu cassés, c’est une sacré affaire pour tous les joueurs et joueuses de l’époque. Les animations lors des game over sont impressionnantes, et la dimension scoring inutile permet à Probe Entertainment d’accoucher d’un des systèmes de scoring et de sélection de nom les plus idiots qui existent : bourré de bonnes intentions et de petites trouvailles à destination des fans, Die Hard Trilogy fait largement oublier ses nombreuses carences au moment de sa sortie, début décembre 1996.
Pourtant, le jeu a bien failli ne jamais voir le jour. Insatisfait lors du contrôle qualité du jeu, Sony traîne à donner son aval. Il faut tout le poids de la Fox pour faire plier le constructeur japonais, et s’assurer une bonne place sur les étals avant Noël. Les attentes du studio sont mesurées : « Nous sommes sortis au même moment que Crash Bandicoot et le premier Tomb Raider, deux jeux exceptionnels, et on pensait sincèrement n’avoir aucune chance face à eux » mesure Simon Pick. Assez bien accueilli par la presse à l’époque, le jeu trouve un écho public plutôt heureux avec 2 millions d’exemplaires vendus, ce qui assure à Die Hard Trilogy une édition Platinum très réputée à l’époque, ainsi qu'une suite largement oubliable développée par n-Space. À noter que la version Saturn, compliquée à réaliser compte tenu des difficultés de la machine à gérer la 3D, nécessitera l’intervention d’un technicien de chez SEGA pour un résultat assez calamiteux.
La suite sera moins glorieuse pour Probe Entertainment, racheté par Acclaim en octobre 1995 pour 40 millions de dollars. Le sympathique Forsaken et l’amusant Re-Volt connaîtront un petit succès d’estime, mais le studio fermera ses portes en 2004 suite à la banqueroute de l’éditeur américain.
Il apparaît très compliqué aujourd’hui d’imaginer une réédition du jeu façon remake/remaster comme on en voit beaucoup fleurir ces derniers temps. Outre les problèmes évidents de droits sur la propriété intellectuelle ou la question du code pur du jeu, pas forcément conservé de la meilleure des manières, on a du mal à considérer Die Hard Trilogy davantage que comme le défouloir sympathique solidement ancré dans son époque qu’il est.
Simon Pick lui-même rejette l’idée :
« Je le laisserais tranquille. Une bonne partie de son charme vient de sa maladresse, de ses glitchs. Je me demande aussi s’il est toujours possible de s’en tirer avec les choses qui se passent dans le jeu. Je veux dire, écraser les piétons avec une explosion de sang sur le pare-brise ne m’apparaît pas du tout aussi amusant aujourd’hui. »
Quand on voit ce que la Fox fait de la licence Die Hard au cinéma, difficile de donner tort à Simon Pick. Mieux vaut rester gravé dans les mémoires que de s’embarrasser sur la place publique.