Nous vous en parlions il y a quelques jours : l’industrie du jeu vidéo est en train de vivre son « moment #MeToo ». Après des plaintes à répétition du côté d'Insomniac Games en Californie, Ubisoft a aussi été touchée par une vague d’accusation de harcèlement sexuel. Une situation à laquelle l’éditeur français a réagi en promettant des enquêtes poussées en interne. Toutefois, le quotidien Libération a été plus rapide, et met au jour un système managérial toxique.
Ubisoft : « Un jour, il me dit "c’est un appel au viol, ce rouge" ». Le titre de l'un des articles publiés hier en une du quotidien français donne le ton des découvertes des journalistes Erwan Cario et Marius Chapuis.
Un « mur de RH » qui défend les harceleurs
Depuis deux semaines, c’est une douzaine de cadres supérieurs du numéro trois mondial du jeu vidéo qui sont accusés de harcèlement voire d’agressions sexuelles de la part d’employées ou ex-employées.
Particulièrement visé : Tommy François, Vice-président de l’équipe éditoriale d’Ubisoft. Qualifié de « manipulateur toxique » et de « prédateur à la tête d’un service largement transformé en boys club », il aurait bénéficié d’une immunité offerte par son statut de bras droit de Serge Hascoët, le directeur créatif d’Ubisoft. Si, depuis la vague d’accusations dont il fait l’objet, Tommy François a été placé en « congés administratifs » par la firme, les innombrables témoignages recueillis par Libération dépeignent un personnage intouchable et au pouvoir immense, qu’aucune remarque ou geste déplacé n’est en mesure de faire vaciller.
Cette immunité lui est notamment assurée par ce qui est décrit comme un « mur de RH », chargé selon les témoignages de surtout s’assurer que les « talents » d’Ubisoft ne soient jamais inquiétés par quoi que ce soit. Derrière ce mur, ou plutôt au sommet de la tour qu’il protège : Serge Hascoët. Un homme qui fait la pluie et le beau temps chez Ubisoft, au point « qu’aucun projet ne peut naître, ni avancer, sans son aval ».
Intime d’Hascoët, avec lequel il partage notamment soirées et vacances, Tommy François, considéré par beaucoup d’employés comme une légende de l’industrie, ne craint pas grand-chose. Même lorsque ses mains sont baladeuses, ou qu’il se place derrière ses collaboratrices en leur chuchotant « tu la sens là ? ».
Les victimes de harcèlement forcées au silence
Impossible pour les témoins de Libération de faire part de la situation qu’elles vivent aux Ressources humaines, relate Cassandra, l’une d’entre-elles. « J’ai eu l’impression de passer des années à me battre, d’être face à des gens qui n’étaient pas du côté des salariés. Impossible de se tourner vers eux [les RH] sur les questions de harcèlement, ça aurait été comme parler au camp ennemi ».
À quoi bon se faire violence, regrouper tout son courage et risquer d’être blacklistée si pour seule réponse, les victimes obtiennent « ce sont des créatifs, c’est comme ça qu’ils fonctionnent », ou encore « c’est ta façon de présenter les faits ». Sans même parler des invitations à tout simplement demander une mutation ou à quitter l’entreprise pour préserver le statu quo.
C’est que « la loyauté est une valeur trop importante à Ubisoft », confirme Juliette, l’une des témoins de Libération. D’autant que les premiers tweets mettant en lumière le « système Ubisoft » ont été accueillis en interne comme « une inquisition de justiciers bien-pensants », et non pas comme une sonnette d’alarme invitant chacun à l’autocritique. Au lendemain des premières accusations, rapporte une source de Libération, « les échanges au plus haut niveau d’Ubisoft […] se seraient focalisés sur la meilleure façon de protéger les talents et de mieux les accompagner dans leur statut de stars plutôt que de repenser la culture d’entreprise et la manière d’accueillir la parole des victimes ».
Le patron d’Ubisoft veut un « changement immédiat »
Au moment où le numéro de Libération arrivait en kiosques, Yves Guillemot, le P.-D.G. d’Ubisoft a pris la plume dans un long billet de blog présentant des mesures concrètes pour amorcer un changement immédiat au sein d’Ubisoft.
Regrettant aussi bien que ses employées aient été victimes de harcèlement, voire d’agressions, mais aussi que leur parole ne soit que trop rarement prise au sérieux, Yves Guillemot détaille une série d’actions qui seront menées dans les prochaines semaines et prochains mois pour faire d’Ubisoft une entreprise où tout le monde se sent en sécurité et en mesure de dénoncer des comportements abusifs sans avoir à craindre pour sa carrière.
Dans un premier temps, c’est le pôle éditorial de l’entreprise qui va être largement bouleversé. Le P.-D.G. explique vouloir remanier l’exécutif de cette division clé, et « transformer les process de ressources humaines » afin d’améliorer la responsabilité des managers sur le thème du harcèlement sexuel.
Yves Guillemot promet aussi l’instauration de sondages anonymes au sein de l’entreprise afin d’auditer le fonctionnement interne et de mettre le doigt sur ses mécanismes les moins reluisants. Des réunions favorisant la prise de parole des employées seront également tenues sur Teams, et modérées par des personnes extérieures à l’entreprise.
Enfin, le patron d’Ubisoft revient sur les différentes enquêtes qui ont été ouvertes suite aux allégations de harcèlement et d’agressions sexuelles au sein des studios. S’il ne dit rien du temps qu’elles prendront, Yves Guillemot promet que « toutes les actions appropriées seront prises » en fonction de leurs conclusions. En outre, une plateforme de signalement garantissant la confidentialité des utilisateurs a été mise en ligne et permettra aux victimes de remonter plus facilement leur situation.
Sources : Libération
, Ubisoft