Il avait animé la fin de l'été 2018 sur la Station spatiale internationale comme sur Terre : un petit trou dans la coque du module orbital de Soyouz, que les cosmonautes étaient même allés inspecter depuis l'extérieur. L'affaire refait surface cet été, dans une suite d'accusations à mots couverts qui font monter les tensions.
Du pain béni pour la presse à sensations, au moment ou Russie et USA ont besoin d'une forte coopération…
Un drôle d'escape game
30 août 2018, le matin. Une alarme est déclenchée depuis quelques heures, générant un suivi depuis les équipes au sol en Russie et aux Etats-Unis, avant une recherche active pour les 6 occupants de la Station spatiale internationale. La situation est simple à comprendre : l'ISS, et plus précisément quelque part dans la section russe, il y a de l'air qui s'échappe dans le vide spatial. Rien de catastrophique, ce n'est pas Hollywood - et d'ailleurs, une très faible quantité d'air s'échappe en continu de la station même quand tout va bien… mais pas autant que ce fameux jour d'août. A bord, l'équipage de l'Expédition 56 se répartit en deux groupes, celui de Soyouz MS-08 (Drew Feustel, Rick Arnold et Oleg Artemyev) et celui de Soyouz MS-09 (Alexander Gerst, Serena Aunon-Chancellor et Sergei Prokopiev).
Rapidement et efficacement, l'origine de la fuite est isolée. L'air s'échappe du module orbital de Soyouz MS-09, ce qui est embêtant mais pas catastrophique. En effet, il est nécessaire de reboucher le trou, impossible d'isoler cette section : l'équipage de Soyouz MS-09 en a besoin pour accéder au module de descente de la capsule. Mais si jamais le véhicule devait se désamarrer pour rentrer sur Terre, les vies de l'Allemand, de l'Américaine et du Russe ne seraient pas menacées, car le module orbital de Soyouz (celui qui a un trou) n'est qu'une coquille vide qui sera désintégrée, il n'a pas besoin de survivre aux terribles frottements atmosphériques à haute vitesse.
Il ne reste plus qu'à réparer. Le planning des astronautes est rapidement adapté, et grâce à leurs efforts, c'est d'abord une rustine puis un rebouchage dans les règles de l'art qui ont lieu sur l'ISS. Quelques jours à peine après cette découverte, l'impact sur la station, sur l'Expédition 56 et même sur Soyouz MS-09 est négligeable. Reste une question très importante : d'où vient ce fichu trou ?
Grâce aux photos prises par les astronautes eux-mêmes, la piste d'un impact avec un débris ou une micrométéorite, donc avec un objet externe à l'ISS est rapidement écartée. En effet, les bords du trou sont nets et ressemblent à ceux qu'on peut observer après avoir percé une petite cloison avec une perceuse. Ce qui ne veut pas dire que la piste externe est abandonnée : en plus de photographies de l'extérieur de Soyouz prises à l'aide du grand bras robotisé, les cosmonautes Sergei Prokopiev et Oleg Kononenko sortiront quelques mois plus tard, le 11 décembre, pour inspecter la paroi du module orbital. Non seulement ils ne repèrent aucun trou dans les différentes couches d'isolant externe, mais en plus ils ont eu beaucoup de difficultés à localiser le site exact de la fuite d'air depuis l'extérieur… Preuve, s'il devait y en avoir, que le problème est issu de l'intérieur. Quelqu'un (ou quelque chose) a donc percé un trou dans la paroi de Soyouz MS-09. Mais quand ? La Russie diligente une enquête interne, qui rend ses premières conclusions en 2018, lesquelles ne seront pas révélées au public.
C'est pas le tout de percer…
Partant du principe que le trou a été percé depuis l'intérieur, il n'y a pas des centaines de possibilités. Soit il s'agit d'une erreur grossière d'un ou une technicienne longtemps en amont, qui aurait réussi à maquiller son méfait - car Soyouz MS-09 a réussi à passer ses tests en chambre à vide sans problème, et qu'il est resté plusieurs mois en orbite sans fuite. Ou bien il a été percé en orbite. Naturellement, après cette découverte le 30 août et après les réparations, personne ne s'est vanté dans son bilan de compétences d'avoir percé un trou dans le module orbital, malgré l'enquête.
En 2018 comme en 2021, le problème semble être lié à une erreur technique suivie d'un mauvais contrôle qualité qui ne l'a pas détectée ensuite. Rappelons que quelques mois plus tard, la fusée qui emmène la capsule Soyouz MS-10 se désintègre en vol à la suite d'une erreur de manipulation lors de la fixation d'un des quatre boosters du lanceur. Panneau solaire mal déployé, petite panne d'amarrage automatisé, problèmes de microfissures sur le module Zvezda, allumage intempestif d'un propulseur après l'arrivée du module Nauka… Différents problèmes ont eu lieu avec les matériels russes ces dernières années, et il est facile de tout amalgamer pour tirer un mauvais portrait du secteur. Les médias américains ne se sont pas gênés… Quand pourtant la Russie a assuré seule, durant une décennie et avec une régularité exemplaire, les voyages vers et depuis l'ISS, sans aucun drame humain. Par ailleurs, le matériel du côté USOS n'est pas exempt de son lot de pannes (batteries et toilettes, pour ne citer qu'elles), tandis que le développement des nouveaux véhicules américains fut lui aussi mouvementé.
Le grand Cluedo de l'espace (sans le colonel Moutarde)
Un article de l'agence TASS paru ce 12 août 2021 est venu remettre beaucoup d'huile sur le feu dormant de l'affaire du « trou de Soyouz ». En effet, un responsable de haut rang (non identifié) y déclare que selon le résultat de l'enquête, le perçage du trou a « définitivement » eu lieu en orbite, et que la personne qui s'est décidée à transformer le véhicule en gruyère ne connaissait pas la conception de Soyouz, après l'observation de nombreux rebonds de la mèche sur la paroi. Toujours selon ce responsable, les cosmonautes russes de Roscosmos se sont soumis à des tests au polygraphe (un « détecteur de mensonges »), et aucun d'entre eux ne serait à l'origine du trou. Les Américains n'auraient pas permis des fouilles et des examens des outils côté non-russe de la station, et n'ont pas non plus soumis leurs astronautes au questionnaire face à la machine. L'article a suscité beaucoup de réactions la semaine passée, d'autant qu'il s'est accompagné de rumeurs incriminantes : sur un blog russe, une autre « source anonyme » accuse nommément Serena Aunon-Chancellor d'avoir percé le trou en étant instable psychologiquement à cause d'une thrombose veineuse…
Kathy Lueders, la responsable des astronautes américains à la NASA, est intervenue le 13 août suite à l'emballement médiatique des deux côtés pour rappeler que S. Aunon-Chancellor avait toute la confiance de la NASA et qu'elle n'était ni suspectée ni incriminée dans cette affaire. Bill Nelson, puis Dmitri Rogozine, le directeur de Roscosmos, ont eux aussi appelé au calme, à faire cesser les rumeurs et à respecter les gens qui s'échinent à faire fonctionner la coopération internationale et les véhicules spatiaux des deux côtés. Des interventions officielles qui montrent que le sujet n'est pas pris à la légère, en même temps que certains médias des deux nations sont dans une course au sensationnalisme.
Un trou intrus, point trop de vertus
En dehors d'une analyse postulant que le trou a bel et bien été percé en orbite, on peut légitimement se demander pourquoi et comment. Commençons côté technique. S'il n'y a pas de doute quant à la présence de perceuses sur l'ISS, le manuel du parfait saboteur du module orbital est plus difficile à maîtriser qu'on l'imagine. Déjà, il faut savoir où se trouve le matériel de perçage en question, puis se lancer dans une opération aussi complexe que délibérée : se préparer, sortir de son caisson personnel sans éveiller ses voisins, trouver et préparer le matériel sans se faire voir, puis passer côté russe en évitant ou en éteignant le matériel vidéo, être sûr que les deux cosmonautes russes roupillent puis descendre se faufiler dans le Soyouz, avant de percer.
Une fois le méfait accompli sans éveiller personne, il faut encore récupérer les éventuelles particules de limaille qui flottent, revenir dans les modules non russes, ranger la perceuse (après un possible nettoyage), puis rejoindre son caisson et faire semblant de rien, encore une fois sans que personne n'ouvre l'œil. Pas impossible, certes, mais tout de même extraordinairement complexe ! Avec une contrainte supplémentaire sur le trou lui-même : quelques millimètres trop gros, il condamnait l'équipage à abandonner Soyouz MS-09… Et tel qu'il fut réellement, il restait « facile » de le reboucher, ce qui rendait tout ce merveilleux sabotage digne d'un James Bond d'une inefficacité remarquable.
Reste encore le pourquoi, et là aussi le mystère dépasse largement les capacités d'un polygraphe. Dans les faits, difficile de tenter d'expliquer ce qui pourrait pousser un astronaute à aller saboter un Soyouz de la sorte. L'hypothèse avancée dans les articles russes évoquent l'idée d'un retour anticipé de la capsule à cause des dégâts, mais ça ne « colle » pas vraiment. Il aurait fallu que la fuite soit majeure pour que les astronautes doivent quitter l'ISS immédiatement, mais un trou trop gros aurait tout simplement mené à condamner l'écoutille, et donc à renvoyer Soyouz MS-09 sur Terre à vide (avec l'envoi en urgence un ou deux mois plus tard d'une autre capsule à vide ou avec un seul cosmonaute). D'autre part, on peut se demander si, pour quitter l'ISS plus vite, il n'aurait pas été plus simple de saboter la station elle-même. Quitte à percer des trous… En réalité, Soyouz MS-09, malgré son colmatage, est restée amarrée jusqu'à décembre, sa mission a même été rallongée. Et ses trois occupants, dont les activités en public ont été quotidiennes durant les mois avant et après l'incident, n'ont pas montré une instabilité psychologique ou des comportements violents voire autodestructeurs.
Montrer du doigt le voisin d'en face
Engagés dans des programmes différents, Russie et Etats-Unis ont des visions indépendantes sur l'avenir de leurs programmes habités en orbite basse. Le schisme de l'ISS ne semble pas pour demain, et la coopération est plus importante que jamais. Mais au fur et à mesure que la fin de la station va se profiler, les frictions médiatiques et diplomatiques vont sans doute se multiplier. Les Américains ayant récupéré leur capacité à envoyer leurs astronautes de façon indépendante se sentent aussi une liberté nouvelle de critiquer le secteur spatial russe, lequel a beaucoup moins de moyens. Et il n'est pas inutile de penser que ces « fuites » récentes aux médias russes sont directement en réponse à la grande campagne de dénigrement qui a suivi l'amarrage du module Nauka tant attendu (et qui, d'ailleurs, fonctionne très bien aujourd'hui).
Gare, toutefois : des piques par médias interposés jusqu'aux véritables tensions diplomatiques, il n'y a parfois qu'un pas, ou un mauvais coup de perceuse.