Ses promesses pour les coûts d'utilisation et pour les lanceurs réutilisables mobilisent une partie de l'industrie des fusées, et ce, tout autour du monde. Pour autant, face à cette nouvelle technologie, les stratégies sont très différentes. Les lanceurs équipés de moteurs méthane-oxygène liquide sont sur la ligne de départ…
Mais lesquels s'imposeront ?
Retour sur les différents types de moteurs fusée à propulsion liquide
Tout d'abord, il faudrait expliquer un peu cet intérêt qui semble nouveau pour le méthane. En effet dans le monde relativement ouvert des moteurs fusée à propulsion liquide, on distingue trois familles principales, trois « couples » qui ont jalonné les 60 dernières années.
Il y a d'abord les hypergols comme le N2O4/UDMH, puis le duo kérosène raffiné (RP-1)/oxygène liquide, et enfin « l'accord parfait » hydrogène/oxygène liquide. Des moteurs sur lesquels il est facile de trouver des ouvrages entiers (mais aussi des articles scientifiques) pour étudier telle ou telle architecture qui a fonctionné au cours de l'Histoire spatiale.
Chacune de ces familles peut être complexifiée en utilisant des étages de précombustion, de densification, de mise sous pression… Mais durant cette dernière décennie, les constructeurs ont orienté leurs recherches pour venir à bout d'un gros défi, celui de la baisse nécessaire des coûts vers l'orbite.
Entre l'ami méthane
L'un des outils pour y arriver passe par la réutilisation (il y en a d'autres, comme l'impression 3D, la production en série, etc.). Or les hypergols sont très polluants, très dangereux et ne sont pas recommandés pour la réutilisation. L'hydrogène/oxygène s'y prête très bien, c'était d'ailleurs ce qui était utilisé par les navettes américaines, mais c'est extrêmement complexe si on veut un moteur puissant, c'est cher et les réservoirs sont énormes… On se souviendra que les navettes STS finissaient par larguer le leur à la frontière de l'orbite.
Le couple kérosène-oxygène liquide, plus dense, produit de son côté des suies à haute température, ce qui rend la réutilisation complexe. Pas impossible, comme SpaceX le prouve quasiment toutes les semaines, mais pas idéal pour des moteurs plus gros, plus puissants avec des cycles de combustion plus complexes. C'est dans ce contexte que le méthane séduit les constructeurs.
Parce que sa combustion est complète (il ne génère pas de suies), il est facile à utiliser car très répandu, peu cher et plus dense que l'hydrogène. Idéal donc, sur le papier, pour une nouvelle génération de moteurs fusées réutilisables, plus puissants et plus performants que leurs prédécesseurs tout en étant dans certains cas plus faciles d'emploi.
Bien entendu, tout cela ne se conjugue à merveille que dans la théorie. Les moteurs fusée au méthane/oxygène liquide présentent leurs propres défis et développer une nouvelle génération de propulseurs pour des fusées (surtout puissants et réutilisables) n'est pas possible sans un gros investissement et du temps. Dernier point, et non des moindres sachant que les lanceurs veulent décoller de plus en plus souvent : le méthane, ne l'oublions pas, est un gaz contribuant fortement à l'augmentation de l'effet de serre (en tout cas avant combustion, après il ne génère "que" du CO2 et de l'eau…. qui sont aussi des GES).
LandSpace, le plus simple
Connaissez-vous le TQ-12 ? Il s'agit ni plus ni moins du premier moteur fusée liquide développé par une entreprise privée chinoise. Et il fonctionne au méthane-oxygène liquide ! D'ailleurs, il faudrait rendre à César ce qui lui appartient : LandSpace, avec sa fusée Zhuque-2, est bel et bien le premier à avoir tenté une mission orbitale avec un lanceur propulsé au méthane. Le décollage a eu lieu depuis Jiuquan le 14 décembre dernier… Mais malgré l'excellent comportement de l'étage et des moteurs qui nous intéressent, le tir s'est mal terminé, car la fusée n'a pas réussi à envoyer ses charges utiles jusqu'à l'orbite.
Cela n'empêche pas de saluer le travail effectué avec le TQ-12. Avec 670 kN de poussée au niveau du sol et son architecture simple, c'est un moteur avec un objectif de fiabilité plus que de très haute performance, développé en six ans par une start-up (bien que largement financée et aidée par des acteurs étatiques). Un premier pas très remarqué dans l'ensemble de l'industrie mondiale, malgré l'échec de la première mission. Le TQ-12 pourrait un jour être utilisé sur un lanceur réutilisable.
Relativity Space, le plus petit
Il s'appelle Aeon-1, et la start-up américaine Relativity Space a commencé à le tester avant même de se révéler au grand public avec ses étonnantes machines capables « d'imprimer en 3D » les étages de son futur lanceur Terran-1. Le premier exemplaire de cette nouvelle fusée, qui embarque neuf petits moteurs Aeon-1 (100 kN de poussée au niveau de la mer), est en phase finale de ses tests sur le site de Cape Canaveral, et pourrait décoller d'ici quelques semaines pour une première aventure vers l'orbite basse…
Aussi ambitieux que le projet de Landspace, le concept de Relativity, qui mise tout sur la production de série et la fabrication additive, tient plutôt compte de la stratégie du progrès par l'erreur. Le lanceur est (comme d'habitude) très en retard sur les annonces, mais il a fière allure et le jeune P.-D.G., Tim Ellis, espère bien remporter cette « course à l'orbite » des moteurs au méthane. L'entreprise compte sur cette technologie pour chaque étape, avec le même moteur équipé en configuration adaptée au vide pour son deuxième étage.
Et on voit d'ores et déjà une grosse évolution avec un moteur Aeon-R beaucoup plus musclé (1 300 kN) annoncé pour 2023-24 et lui aussi, il sera réutilisable. Encore faudra-t-il d'ici là que la première génération puisse tenir ses promesses !
United Space Alliance et Blue Origin, le plus gros
Depuis 2012-2014, Blue Origin développe son grand moteur, le BE-4. Ce dernier, qui utilise une complexe technologie à combustion étagée, est un moteur de plusieurs tonnes, capable de fournir 2 450 kN de poussée au niveau de la mer et destiné à de puissants lanceurs orbitaux.
Intelligemment, Blue Origin a choisi de le proposer à la vente, ce qui a séduit United Space Alliance dès 2015 pour son futur lanceur Vulcan. Ce dernier en est aux derniers stades de sa préparation pour la première campagne de vol qui devrait prendre place avant le mois d'avril : toutes les pièces du premier exemplaire sont déjà en route pour Cape Canaveral… Y compris, donc, l'étage central de la fusée et ses deux moteurs méthane-oxygène liquide BE-4.
Leur développement ne fut pas de tout repos, et il est responsable d'une grande partie des retards de Vulcan (depuis 2019). Résistera-t-il aux ambitions lors de ses premiers vols ? Vulcan est très attendu, avec d'ores et déjà une longue liste de plus de 30 commandes qui s'étire sur plusieurs années !
Néanmoins, avec Vulcan, le moteur BE-4 sera (dans un premier temps) en version « jetable ». Installé sur le premier étage de New Glenn (sept moteurs), il sera cette fois en configuration réutilisable ! Il lui faudra alors redémarrer en vol, et montrer une fiabilité à toute épreuve, sans jamais abaisser sa titanesque puissance. Toutefois, le premier décollage orbital de New Glenn n'est pas attendu cette année, seul Vulcan est dans la course.
SpaceX, le plus ambitieux
Dévoilé officiellement en 2016, le moteur Raptor de SpaceX était en réalité déjà en développement depuis plusieurs années avec une équipe réduite. Ce moteur est particulièrement complexe, non pas tant pour sa grande puissance (2 300 kN de poussée au niveau de la mer), que par sa compacité et la technologie utilisée de moteur fusée à combustion étagée à flux complet (full flow staged combustion). Un moteur « parfait » en théorie, redouté néanmoins par les équipes de développement, car la maîtrise des technologies associées n'a pu s'acquérir, chez SpaceX, que par un grand nombre d'exemplaires détruits sur le banc d'essai.
La génération « Raptor 1 », qui était déjà très puissante et qui a volé avec les prototypes de Starship lors des vols atmosphériques de 2019-2020 et 2021, a été remplacée en 2022 par la nouvelle version « Raptor 2 », encore plus compacte, simplifiée et plus puissante, avec néanmoins des contraintes importantes sur les matériaux.
Elon Musk a expliqué en février 2022 que sur le banc d'essai, Raptor 2 avait une mauvaise tendance à faire fondre sa propre chambre de combustion. Ennuyeux, pour un moteur réutilisable ! Toutefois les essais se sont poursuivis au sol tout au long de l'année. Le premier étage du lanceur Starship, Superheavy, utilise un ensemble synchronisé de 33 moteurs Raptor 2, tandis que le vaisseau spatial est équipé de six unités, dont trois en version adaptée au vide.
Premier et deuxième étage de Starship devraient être réutilisables, mais il reste à savoir quand l'entreprise tentera de faire décoller son lanceur super-lourd. Les prévisions les plus optimistes évoquent fin février à début mars, sans pourtant aucune garantie. Assez tôt pour espérer remporter la course à l'orbite des moteurs au méthane ?
Prometheus, le plus… européen
Il fallait mentionner les efforts du moteur au méthane-oxygène liquide européen… même si ce dernier, annoncé comme low-cost et réutilisable, ne sera pas prêt pour un vol orbital dans la même fenêtre que ses concurrents. En effet, le tout premier allumage du moteur Prometheus, non complet, a eu lieu à l'automne dernier sur le site de test du CNES et d'Arianespace à Vernon (France).
Avec ses 960 kN de puissance annoncée, son utilisation de technologies additives et son prix plancher annoncé (1 million d'euros par exemplaire), il semble combiner le meilleur des mondes. Pour autant, il souffre de nombreux retards qui ont handicapé son entrée en service. Il effectuera ses premiers vols avec le démonstrateur réutilisable européen Thémis, d'abord en Suède puis au Centre spatial guyanais, avant de s'élancer vers l'orbite soit avec le petit lanceur de la « start-up » Maia (en réalité, une petite branche d'ArianeGroup), soit avec la future génération Ariane, d'ici la prochaine décennie. D'ici là, les décollages orbitaux avec moteurs au méthane ne seront plus de grandes nouveautés…