Le bras de fer entre Bruxelles et les plateformes digitales continue. L'exécutif européen entend faire passer des millions de personnes sous le statut de salarié.
Une directive ambitieuse pour sécuriser les travailleurs indépendants
La guerre est déclarée entre les plateformes de livraison et la Commission européenne. L'exécutif continental veut faire des livreurs de Deliveroo et des chauffeurs d’Uber des salariés à part entière et les émanciper de leurs conditions de travail actuelles, qui dépendent amplement d’un algorithme. Aujourd’hui, ce sont 28 millions d'Européens qui travaillent pour ces plateformes, dont 90 % avec le statut d'indépendant. Un chiffre qui devrait grimper à 43 millions d’ici 2025.
À travers l’Union Européenne, plus d’une centaine de décisions judiciaires ont été rendues tandis que d’autres sont en attente sur des contentieux similaires. Certains jugements, notamment en Espagne et aux Pays-Bas, ont requalifié les travailleurs des plateformes épinglées comme des salariés, tandis que d’autres vont dans le sens contraire. Soucieux d’harmonisation, l'exécutif communautaire a présenté ce jeudi 9 décembre son projet de directive pour mettre en place des critères précis afin de déterminer le statut de ces travailleurs à l’échelle de l’Union Européenne. Il devra néanmoins être amendé et validé par le Parlement et le Conseil de l'UE par la suite.
Vers une « présomption de salariat »
Plus concrètement, Bruxelles souhaite désormais que ce soit les entreprises qui prouvent que leurs recrues ne sont pas des salariés mais des indépendants, en instituant une « présomption de salariat ». La Commission européenne a listé les cinq critères suivants pour définir si un travailleur peut être considéré comme salarié ou non : la plateforme fixe la rémunération, elle supervise le travail par un moyen électronique, elle impose au travailleur ses heures de travail, elle dicte la manière dont il doit se comporter avec le client et elle l’empêche de travailler pour un autre donneur d’ordre. Si le travailleur remplit deux de ces critères, son contrat doit être requalifié et la plateforme devra se soumettre aux obligations du droit du travail (salaire minimum, temps de travail, normes de sécurité…) dans le pays concerné.
La Commission européenne entend également protéger les travailleurs vis-à-vis des algorithmes qui encadrent leur travail en imposant une transparence accrue sur leur fonctionnement. Bruxelles souhaite leur offrir une forme de management plus humaine en leur permettant de réexaminer des décisions de la plateforme, notamment en créant de nouvelles instances de dialogue social et la possibilité d’une représentation collective. Par exemple, si l’algorithme d’une application demande tout à coup une livraison plus rapide qu’auparavant, le travailleur pourrait saisir quelqu’un afin de demander des explications voire réclamer un changement des règles et/ou une compensation. Par ailleurs, l'exécutif continental propose que les plateformes mettent en relation ceux qui travaillent pour leur compte afin qu’ils puissent s’organiser et être formés aux nouvelles technologies. Une proposition qui selon la Commission Européenne influencerait les algorithmes auxquels ils sont soumis.
Des avantages pour les travailleurs et les entreprises
« Cette proposition constitue une avancée majeure qui permettra d'intégrer l'économie des plateformes dans le modèle social européen. Nous proposons des mesures claires pour permettre à ceux qui sont effectivement des salariés d'accéder à la protection sociale à laquelle ils ont droit », indique le commissaire à l'emploi, Nicolas Schmit. À l’heure actuelle, 55 % des indépendants touchent moins par heure que le salaire minimum net du pays dans lequel ils travaillent. Cette directive leur donnerait donc accès aux avantages du statut salarié, dont l’assurance santé, les congés payés, les arrêts maladie indemnisés ou encore le droit au chômage et à leur future retraite.
De leur côté, les États membres récupéreraient les cotisations sociales et les impôts qui leur échappent à cause de l’usage frauduleux du statut indépendant des travailleurs de plateformes numériques. Une somme qui pourrait représenter jusqu’à 4 milliards d’euros par an, dont 780 millions pour la France, estime la Commission européenne. Quant aux entreprises elles-mêmes, elles gagneraient en sécurité juridique et feraient des économies en frais d’avocats alors que les actions en justice se multiplient depuis trois ans, mais elles ne voient pas la chose du même œil. Selon une étude, si les trois leaders du secteur (Bolt, Uber et FreeNow) salariaient leurs chauffeurs, ils se sépareraient de 56 % d’entre eux, soit 136 000 personnes.
Source : Le Monde