Le géant mondial des VTC, Uber, est accusé de s'être livré à des méthodes brutales, voire illégales, pour s'imposer à ses débuts. Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie et du Numérique, aurait facilité l'implantation de la firme en France.
Une enquête internationale menée par de nombreux médias internationaux affiliés au Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) révèle que l'entreprise Uber a, pendant plusieurs années, utilisé des outils et des méthodes visant à se protéger d'enquêtes gouvernementales d'un côté, et utilisant la puissance du lobbying pour se faire une place dans certains pays comme la France, d'un autre. On parle ainsi des « Uber Files ».
Le « coupe-circuit », infaillible moyen de ralentir des enquêtes
L'enquête de l'ICIJ rassemble pas moins de 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, qui comprennent aussi bien des e-mails, des SMS, des appels et autres issus de dirigeants d'Uber de l'époque, contenant des factures, notes et présentations, constituant les Uber Files.
Parmi les pratiques pointées du doigt, le consortium de 42 médias évoque celle du « coupe-circuit ». Lors d'une visite par exemple d'inspecteurs, elle permet de déconnecter très rapidement les ordinateurs Uber des serveurs de l'entreprise, « ce qui empêcherait les autorités de saisir des documents sensibles de la société », nous explique-t-on. Ce fameux kill switch aurait été utilisé lors de descentes d'inspecteurs dans les bureaux Uber situés en France, mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique, en Roumanie, en Hongrie et en Inde. Des courriels font état de demandes expresses de coupure des ordinateurs, d'autres évoquant des « mises à jour en temps réel ». Un moyen plutôt efficace pour faire barrage aux enquêtes diligentées, sans avoir à mettre en cause les employés de l'entreprise.
Le coupe-circuit n'est pas la seule méthode dénoncée dans l'enquête. Uber aurait aussi repéré des policiers, enquêteurs ou responsables gouvernementaux qui commandaient des voitures Uber pour essayer de recueillir des preuves. À Bruxelles, les autorités locales ont même sous-traité le recrutement de clients mystères contre Uber. À chaque fois, l'entreprise aurait pris des mesures pour s'en protéger. Les tactiques visant à lutter contre l'application auraient même été compilées dans une sorte de manuel pour être connues de tout le personnel.
Le rôle d'Emmanuel Macron dans la percée d'Uber en France
Beaucoup ont en mémoire la gronde historique des taxis à Marseille, en 2015, qui avaient vigoureusement protesté contre Uber qui, d'après eux, enfreignait les lois et menaçait leur profession. Le 20 octobre 2015, le service fut alors provisoirement suspendu. C'est là qu'Emmanuel Macron entre en scène.
À l'époque, le fringant ministre de l'Économie et du Numérique échange à diverses reprises avec plusieurs hauts représentants d'Uber, faisant alors face à de multiples enquêtes. Au travers de documents révélés par l'ICIJ, on apprend que le géant américain a reçu le soutien d'Emmanuel Macron en France, mais aussi celui du Premier ministre israélien de l'époque Benjamin Netanyahu. Cela, outre des rencontres avec le Premier ministre irlandais alors en fonction Enda Kenny, le président estonien de l'époque Toomas Hendrik Ilves, et d'autres. Même Joe Biden, vice-président américain en 2016, fut charmé par le fondateur d'Uber Travis Kalanick, qui l'a convaincu à Davos de vanter les bienfaits de l'application en plein Forum économique mondial.
Uber réfute un quelconque traitement de faveur de l'entreprise auprès d'Emmanuel Macron ou de son cabinet, et ce, malgré la douzaine de communications documentée par Le Monde faisant état de SMS, réunions, e-mails et appels entre Macron ou ses collaborateurs et Uber, entre septembre 2014 et 2016.
S'en serait suivi un couac entre celui qui a aujourd'hui été réélu à la présidence de la France et le ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve, qui dit n'avoir pas eu connaissance d'un quelconque accord entre le gouvernement français et Uber. Pourtant, la société annonçait dans la foulée la suspension du service UberPOP en France. En échange, l'entreprise aurait obtenu la garantie d'un assouplissement réglementaire qui lui serait favorable, faciliterait son implantation et consoliderait ensuite sa position dans le pays.
L'intense lobbying d'Uber, qui répond à l'ICIJ et ne cherche pas d'excuses
Le lobbying, donc, constitue un peu le bras armé d'Uber, qui a bâti un mastodonte d'influence dont le budget était, en 2016, de 90 millions de dollars. « L'entreprise a emprunté des stratégies qu'elle avait perfectionnées aux États-Unis », explique l'ICIJ. Par exemple, pour s'installer dans une ville, Uber avait besoin de force politique, et quoi de mieux que de recruter d'anciens responsables gouvernementaux pour faire pression sur d'anciens collègues ? L'enquête va encore plus loin, évoquant même la proximité avec certains universitaires, payés pour produire des recherches favorables à l'entreprise, ou la sollicitation de clients pour signer des pétitions.
L'entreprise a aussi fait appel à des investisseurs dits stratégiques, pour les encourager à mettre un peu d'argent dans l'application et ainsi influencer l'arsenal législatif dans divers pays, pour justement surmonter les obstacles réglementaires. Xavier Niel a investi 10 millions de dollars dans Uber, Bernard Arnault 5 millions. « Nous n'avons pas besoin de leur argent en soi, mais nous pourrions être des alliés utiles pour gagner la France », écrivait par exemple le lobbyiste en chef d'Uber Mark MacGann au sujet d'Arnault. Et la liste des lobbyistes est impressionnante, certains s'étant même vu offrir des parts dans l'entreprise, ou des honoraires de réussite après des résultats favorables. En parallèle, les mercenaires offraient divers avantages (réductions sur des trajets Uber, contributions à la campagne, etc.) à des représentants de gouvernements.
Dans un billet de blog, la porte-parole d'Uber Jill Hazelbaker range ces nombreux éléments accablants dans le livre des histoires anciennes. « C'est la raison pour laquelle Uber a engagé un nouveau P.-D.G., Dara Khosrowshahi, qui a été chargé de transformer chaque aspect du fonctionnement d'Uber », explique-t-elle, en rappelant qu'il y a eu un avant et un après, « 90 % des employés actuels d'Uber ayant rejoint l'entreprise après l'arrivée de Dara ».
« Nous n'avons pas justifié et ne cherchons pas d'excuses pour des comportements qui ne sont pas conformes à nos valeurs actuelles en tant qu'entreprise », ajoute la porte-parole, qui demande au public de juger Uber sur ce qui a été plutôt fait ces cinq dernières années. Aujourd'hui, les activités d'Uber sont réglementées dans plus de 10 000 villes du globe.