Qui a peur des puces sans contact ? Pas les Japonais en tout cas. Selon les derniers chiffres en date, plus de 100 millions de cartes à puce à radiofréquences (RFID) de ce type sont désormais en circulation au Japon dans les portefeuilles des particuliers nippons. Tickets de transport multicompagnies/multitrajets, porte-monnaie électroniques ou cartes de fidélité, sur support en plastique ou intégrées dans les téléphones portables, les puces sans contact accompagnent désormais près de quatre Japonais sur cinq. On a déjà abordé ce sujet ici il y a plusieurs mois, mais il n'est pas inutile d'y revenir dès lors que le phénomène prend au Japon une ampleur inconnue ailleurs.
La plus populaire carte, Suica, émise par la compagnie de chemins de fer JR Higashi Nihon pour les agglomérations de Tokyo et Sendai, est détenue par 23 millions de personnes auxquelles s'ajoutent près de 10 millions de porteurs de Pasmo, une carte équivalente et compatible proposée par les autres compagnies de Tokyo. Si bien que la quasi-intégralité des habitants de la capitale et alentours empruntent chaque jour les transports en commun en payant avec ces cartes en lieu et place de tickets magnétiques.
Les Nippons n'ont absolument aucune réticence à utiliser ce type de passe sans contact pour franchir les portillons d'accès aux quais des trains ou métros. Ils se fichent comme d'une guigne du fait que techniquement les compagnies ferroviaires puissent les suivre à la trace. Ils n'ont pas tort d'ailleurs, car à vrai dire, le suivi anonyme des passagers et les statistiques qui en découlent permettent aux prestataires de transport d'améliorer la gestion des lignes et leur service en fonction de la demande réelle sur la base de données on ne peut plus fiables.
Ce que voient les Japonais, dans ce cas comme dans bien d'autres, c'est d'abord le côté pratique, le bénéfice d'usage : Suica, Pasmo, Icoca ou autres passes du même type sont populaires parce qu'ils sont commodes, qu'on franchit les portillons sans même marquer une fraction de seconde de temps d'arrêt et qu'on gagne du temps. Les Nippons sont en outre d'autant plus enthousiastes que le paiement d'une boisson, d'un magazine ou d'autres articles dans les supérettes, au kiosque ou auprès des distributeurs, donne lieu à des points qui se transforment en yens. Bref, pour eux, c'est tout bénef.
Les porte-monnaie électroniques Suica et Pasmo enregistrent désormais plus de 50 millions de transactions par mois (hors passages des portillons de métros et trains). Si on y ajoute les paiements effectués avec d'autres porte-monnaie du même type (Nanaco des supérettes Seven Eleven, Edy de Bitwallet, Waon des supermarchés Aeon), la barre des 100 millions de transactions mensuelles est franchie. Nul Japonais ne peut ignorer l'existence des porte-monnaie électroniques. Et pour cause : presque toutes les supérettes multiservices ouvertes 24 heures sur 24 (les fameux konbini) en acceptent un ou plusieurs.
Or, tous les Japonais fréquentent souvent ces boutiques situées à tous les coins de rue des villes du Japon et généralement également implantées dans les villages. Au total, on dénombre plus de 40.000 konbini dans l'archipel, dont 120000 à Tokyo. Le fait qu'ils soient, au côté des compagnies de chemin de fer, en première ligne sur le déploiement de terminaux de paiement sans contact est l'élément-clef de la popularité croissante des porte-monnaie électroniques. De fait, on comprend mieux pourquoi dans les autres pays, notamment en France, ces modes de paiement ont davantage de peine à se développer, puisqu'ils n'y bénéficient pas d'une infrastructure aussi massivement présente et que la carte de crédit à puce normale a déjà capté l'essentiel des paiements hier effectués en liquide...
Au Japon, l'enjeu des gérants des cartes de paiement sans contact est désormais de pousser davantage de clients à utiliser non plus la version sur support en plastique mais la fonction similaire intégrée dans les téléphones portables, sous le label générique « osaifu keitai ». Pour le moment, un nombre limité d'individus ont perçu les avantages de ce système (possibilité de recharger aisément son porte-monnaie en ligne, consultation du solde restant à tout moment et en tout lieu, regroupement de plusieurs cartes en un seul objet, etc.). Ce qui les freine ? La crainte que cette fonction « osaifu keitai » soit difficile à utiliser.
Pour se rendre compte que tel n'est pas le cas, il faut essayer. Les opérateurs n'ont manifestement pas encore trouvé les bons arguments pour lever cette appréhension. La deuxième peur est celle de la disparition du téléphone portable et de la monnaie qu'il contient, même si au Japon les vols sont peu fréquents et les pertes irrémédiables rarissimes (généralement un mobile égaré se retrouve sans grande difficulté).
Nul doute toutefois que progressivement, campagnes de pub et bouche à oreille aidant, « osaifu keitai » et la batterie de fonctionnalités associées trouveront un nombre croissant d'utilisateurs. Pour mieux comprendre le fonctionnement de la société japonaise et la mentalité des Nippons, on ne saurait trop vous conseiller « Les Japonais », un essai sociologique rédigé par l'auteur de ces lignes, paru ce mois aux éditions Tallandier. Il s'agit d'un portait de la société japonaise contemporaine, replacée dans son contexte historique, géographique, économique, politique, industriel et culturel On n'y parle pas que de technologies, tant s'en faut.