L'auteur de cette extraordinaire photographie, Bill Anders, est décédé il y a quelques jours. C'est lui qui, au gré d'une manœuvre de la capsule qui effectuait les premiers tours de la Lune, a pu capturer le premier et le plus célèbre des levers de Terre. Et naturellement, ce n'était pas prévu !
La veille de Noël 1968, les trois premiers humains à faire le tour de la Lune passent pour la toute première fois de l'autre côté de notre satellite naturel. L'équipage d'Apollo 8, Frank Borman, Jim Lovell et William « Bill » Anders, est « confortablement » installé dans la capsule de trois places, qui a déjà effectué plus de la moitié de sa mission risquée.
Il s'agit en effet de tester le module de commande et son moteur pour manœuvrer autour de la Lune, entrer en orbite et en revenir en un seul morceau. Pionniers autour de la Lune, ils observent avec attention dans les hublots les aspérités de ce désert gris, ses variations de couleur, ses montagnes et ses cratères. Le moteur répond comme prévu, et le centre de contrôle les autorise à s'approcher jusqu'à environ 100 kilomètres de la surface, sur une orbite circulaire proche de l'équateur.
Le tour de la Lune, avec des boîtiers photo
Outre des communications radio et vidéo avec la Terre (et la diffusion de la lecture d'un passage de la Bible à l'occasion du réveillon), les trois astronautes ne sont pas exactement en voyage d'agrément. En effet, en 1968, il n'y a pas eu des masses d'orbiteurs américains autour de la Lune, et les clichés à haute résolution et à différents angles de la surface ne sont pas légion. Jim Lovell prépare des observations de positionnement à l'aide d'un sextant, Frank Borman, installé à gauche de la capsule, a installé un appareil en position fixe. Il pilote pour qu'il pointe le sol à la verticale et prend des photos à des intervalles réguliers. Enfin, Bill Anders, sur l'autre côté, profite de son hublot pour prendre des clichés avec un téléobjectif.
Le matériel est le même pour tous les deux, ce sont des boîtiers Hasselblad 500EL 70 mm spécialement adaptés pour la mission. Les astronautes ont le choix entre deux objectifs différents, un 80 mm et un téléobjectif Zeiss de 250 mm. Et il y a aussi (un peu) de choix dans les pellicules photo, entre des clichés couleur et du noir et blanc (Kodak Ektachrome SO-368 et Kodak Ektachrome 3400 Panatomic-X Aerial). Mais pourquoi choisir du noir et blanc ? Tout simplement parce que le film offre une meilleure résolution et une meilleure sensibilité pour mettre en valeur le terrain survolé. Important, surtout lorsqu'on fait de la cartographie !
Mais vous ne l'aviez pas vue avant ?
Comme Apollo 8 en était déjà à sa troisième orbite lunaire, on peut se demander pourquoi les astronautes n'attendaient pas le « lever de Terre » avec un peu plus d'attention. Mais en réalité, les occupants de la capsule n'ont pas pu voir ce spectacle. D'abord parce que la capsule est orientée pour qu'un maximum de ses hublots soient en face de la surface lunaire.
D'autre part, ce n'est pas vraiment une coupole. Même à travers les épaisses vitres, le champ de vision n'est pas extraordinairement large. Enfin, dernière raison et non des moindres, ils sont occupés à autre chose, et le centre de contrôle ne leur a pas demandé de regarder la Terre. Pourtant, ils savent très bien à quel moment elle va redevenir visible, puisque c'est l'instant où leurs communications vont reprendre avec Houston.
Une petite photo pour la route
Il se trouve que pour pouvoir photographier une nouvelle « bande » de la surface lunaire, Frank Borman doit orienter la capsule différemment. Il la fait donc pivoter sur son axe. À travers le hublot opposé, Bill Anders voit la surface défiler, puis il aperçoit l'horizon, qui lui était caché jusque-là. Et là, la Terre surgit au-dessus des cratères. Il en a le souffle coupé, et l'enregistreur de vol gardera son exclamation sur ses bandes : « Oh mon Dieu, regardez-moi cette vue ! Voilà la Terre qui se dévoile, wow c'est superbe ! »
Équipé du téléobjectif et d'une pellicule noir et blanc, le voilà qui fait ses deux premiers clichés de ce lever de Terre. Cartésien et très attaché à réussir la mission, on entend dans le même temps Frank Borman en fond qui le prévient : « Eh, ne fais pas ça, ce n'est pas dans notre programme ! »
Cet avertissement reste lettre morte, car son collègue demande déjà une pellicule couleur à Jim Lovell. Sans gaspiller trop de clichés, il cherche à immortaliser la Terre au-dessus de la surface lunaire. Reste que la capsule tourne rapidement autour de la Lune, et notre planète s'élève rapidement au-dessus de l'horizon. Plus ennuyeux encore, le temps de changer de pellicule, cette vue splendide n'est plus correctement observable par le hublot de Bill Anders.
Ce dernier n'hésite pas à se faufiler pour remettre l'œil sur l'appareil photo depuis une autre ouverture, et prend à nouveau quatre clichés, qui cette fois sont en couleur. Ses collègues, et en particulier Jim Lovell, ont compris cette fois, et l'encouragent à prendre rapidement une belle photo en effectuant de petites variations d'exposition. Earthrise est la première des quatre (1/250e, F11).
Sur le moment, c'est anecdotique. Les astronautes reprennent bien vite leur tâche principale consacrée à la cartographie, qui se termine une vingtaine de minutes plus tard. Il est alors l'heure de manger et de se reposer.
La puissance du cliché n'a pas encore frappé
Le 25 décembre au soir, Apollo 8 rallume son moteur principal pour quitter l'orbite lunaire et foncer vers la Terre. Deux jours plus tard, le 27, le module de commande et ses trois passagers se posent en douceur dans l'océan Pacifique, et les premiers humains à avoir fait le tour de la Lune sont accueillis en héros.
Pourtant, Earthrise n'existe pas encore, elle ne sera publiée que plus tard… Même si, à l'époque, il n'est pas question de perdre du temps. Les pellicules ont été transférées sur la côte ouest, où elles sont traitées par un rare laboratoire où les photos en ce format particulier peuvent être développées. Et elles sont ensuite publiées rapidement. Earthrise a ainsi été montrée aux médias le 30 décembre. Et ce cliché a quelque peu sauvé l'année.
En effet, si la photo, rapidement surnommée Earthrise, a eu autant de succès, cela ne tient pas qu'à l'exploit d'Apollo 8. Certes, Borman, Lovell et Anders ont fait rêver les Terriens (la NASA estime qu'il y a eu plus de 1 milliard de téléspectateurs lors de leurs diffusions TV) et ont donné le rythme pour les missions lunaires à venir après plusieurs années d'attente et de drames. Mais son succès est aussi dû aux difficultés sociétales et politiques que traverse l'Amérique en 1968. La situation au Viêt Nam s'envenime depuis la fin de l'hiver et l'offensive du Têt.
En avril, Martin Luther King est assassiné, et les manifestations qui s'ensuivent (tournant parfois à l'émeute) ont traversé tout le pays. La lutte pour l'égalité des droits civiques autant que de grandes marches pour la fin de la guerre au Viêt Nam marquent toute l'année, et les drames sont légion, comme lors de la convention démocrate à Chicago en août.
L'autre photo marquante de 1968 est celle des athlètes américains noirs Tommie Smith et John Carlos sur le podium aux Jeux olympiques de Mexico, le poing levé contre les discriminations raciales. Les États-Unis sont toujours divisés fin décembre, mais le temps d'un regard sur un lever de Terre, ils ont pu rêver à une année 1969 plus unie, à l'exploration d'un nouveau monde et à cette petite planète bleue qui cache facilement ses frontières et ses clivages lorsqu'on s'en éloigne un peu.
Une version en très haute définition de cette photo existe grâce au travail de l'artiste Sean Doran, et elle est disponible ici.