Et si créer une protéine sur mesure devenait aussi simple que de se commander un café ? Cette vision futuriste portée par les chercheurs se heurte encore à de nombreux obstacles, malgré les progrès spectaculaires de l'intelligence artificielle dans ce domaine.
Dans son laboratoire de l'Université Ludwig Maximilian de Munich, Alena Khmelinskaia rêve d'un futur où la conception de protéines deviendrait aussi simple qu'une commande à un distributeur. « Idéalement, on obtiendrait le design parfait capable d'accomplir toutes ces choses à la fois », explique la biochimiste. Une protéine parfaite, choisie selon plusieurs critères : taille, autres protéines avec lesquelles celle-ci doit interagir, fonction, etc.
Une vision qui, bien qu'encore utopique, se rapproche de la réalité grâce aux progrès fulgurants de l'intelligence artificielle, avec les avancées de certaines entreprises comme Google DeepMind, qui a créé Alphafold. Un système capable de prédire la structure tridimensionnelle d'une protéine à partir de sa séquence d'acides aminés, ce qui était jusqu'alors une tâche complexe et chronophage pour les chercheurs.
L'IA chamboule les méthodes traditionnelles
Il y a quelques années à peine, modifier une protéine relevait d'un travail d'orfèvre : les chercheurs devaient soit manipuler des bactéries pour qu'elles produisent la molécule souhaitée, soit altérer manuellement la séquence d'acides aminés qui la composait – une méthode hasardeuse aux résultats incertains. L'arrivée des algorithmes d'apprentissage automatique a bouleversé ces pratiques.
Des outils comme RFdiffusion et Chroma, entraînés sur des centaines de milliers de structures de la Protein Data Bank, permettent désormais de générer de nouvelles protéines depuis un simple ordinateur portable. Un progrès salué par le comité Nobel, qui a récompensé en 2024 les développeurs d'AlphaFold et d'autres logiciels de prédiction structurale.
Des succès prometteurs mais des failles persistantes
Si les résultats sont souvent au rendez-vous dans la simulation d'interactions entre protéines, l'IA montre ses limites face aux petites molécules médicamenteuses. David Baker, lauréat du Nobel de chimie 2024, souligne ces faiblesses et avertit que tous ces systèmes ne sont pas encore parfaitement au point. Pour comprendre son avertissement, imaginons une serrure et sa clé. Dans le monde des protéines, il ne suffit pas que la clé entre dans la serrure – ce que les scientifiques appellent la liaison. Encore faut-il qu'elle déclenche le bon mécanisme.
Une protéine peut parfaitement s'accrocher à sa cible (comme un médicament se fixant sur une protéine cancéreuse) sans pour autant produire l'effet thérapeutique escompté. Elle peut même avoir l'effet inverse : au lieu de bloquer l'activité néfaste, elle pourrait l'activer. L'intelligence artificielle, malgré ses prouesses pour prédire les structures et les liaisons, ne sait pas encore anticiper ces subtilités fonctionnelles.
C'est comme si vous aviez un excellent serrurier capable de fabriquer une clé qui s'insère parfaitement dans la serrure, mais incapable de vous dire si cette clé va ouvrir la porte, la bloquer définitivement, ou déclencher une alarme. Dans le contexte médical, cette incertitude est problématique pour la conception de nouveaux médicaments. Les algorithmes actuels excellent donc dans l'art du « contact physique » entre molécules, mais restent aveugles à la chorégraphie complexe des interactions biologiques qui s'ensuit.
Le casse-tête du mouvement moléculaire
La plus grande énigme actuelle reste la dynamique des protéines. Ces molécules sont en perpétuel mouvement, se pliant et se dépliant selon leur environnement. Un simple peptide (petite chaîne d'acides aminés) de 100 acides aminés peut adopter plus de 3100 conformations différentes (la forme tridimensionnelle qu'elle adopte dans l'espace). « Notre compréhension de la physique est bonne », explique Tanja Kortemme de l'Université de Californie, « mais le nombre de possibilités à calculer dépasse nos capacités actuelles ». Une complexité qui dépasse même les capacités des superordinateurs actuels (même celles de Colossus, la bête de course aux centaines de milliers de GPU NVIDIA).
La création de protéines sur mesure reste donc une pratique encore très délicate, où l'intuition humaine garde toute sa place. Comme le souligne Jue Wang, biologiste computationnel chez Google DeepMind : « Nous commençons à créer les vis, les boulons et les poulies des protéines. Mais que faire avec cette poulie ? C'est là que réside le véritable défi ». Malgré ces obstacles, l'espoir persiste. Les équipes de recherche comme celle de Baker développent de nouvelles méthodes pour identifier les parties essentielles des protéines et créer des enzymes aux fonctions inédites. Un petit pas vers le « distributeur à protéines » dont rêvent désormais les scientifiques.
Source : Nature