Dans les laboratoires américains, plusieurs technologies sont déjà utilisées pour traduire l'activité cérébrale en mots et phrases cohérentes. Si les applications thérapeutiques se dessinent déjà, cette capacité à lire dans les pensées soulève également des questions éthiques fondamentales.
Alors que l'intelligence artificielle a bouleversé notre quotidien depuis deux ans, une autre révolution, plus silencieuse elle, se déroule dans les laboratoires de neurosciences outre-Atlantique. Depuis plus d'une décennie, des équipes de chercheurs tentent de percer les mystères de notre activité cérébrale et leurs efforts semblent aujourd'hui porter leurs fruits : ils parviennent désormais à décoder les schémas neuronaux complexes qui sous-tendent nos pensées, nos paroles et même nos intentions. Lire dans les pensées : un fantasme millénaire qui intéresse également des acteurs hors du champ de la recherche, comme le groupe Meta, par exemple.
Cette avancée, qui relevait de la science-fiction il y a encore peu de temps, laisse entrevoir des applications thérapeutiques très intéressantes pour les personnes privées de parole. Bien sûr, de tels progrès sont aussi inquiétants sous certains aspects : si nos pensées les plus intimes peuvent être connues, qu'est-ce qui définit notre identité profonde ?
Quand le cerveau livre ses secrets
Dans les locaux de l'Université du Texas à Austin, l'équipe d'Alexander Huth a mis au point une méthode non invasive pour explorer les méandres de l'esprit. Leur approche repose sur l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), une variante de l'IRM classique qui permet de mesurer les variations du flux sanguin dans le cerveau, couplée à un « décodeur sémantique » fonctionnant grâce à l'intelligence artificielle.
Jerry Tang, neuroscientifique dans l'équipe de Huth, explique le fonctionnement de cette technologie : « En gros, on crée un modèle du cerveau d’une personne. Puis, lorsqu’on obtient de nouveaux enregistrements cérébraux de cette personne, on peut utiliser ce modèle pour générer une suite de mots qui prédit ce qu'elle entend ou imagine. Ce n’est pas comme d’autres recherches qui s’intéressent aux mots qu’ils essaient de dire. Ici, c’est vraiment leurs pensées, ce qu’ils imaginent ».
Les résultats, publiés dans la revue Nature Neuroscience au mois de mai 2023, illustrent la précision de cette technologie. Lors d'une expérience, le système a traduit la pensée d'un participant écoutant la phrase « Je ne savais pas si je devais crier, pleurer ou m'enfuir » en « Elle s'est mise à crier et à pleurer, puis a dit "Je t'ai demandé de me laisser tranquille. Tu ne peux pas me faire de mal" ». Une traduction encore imparfaite, mais cela reste tout de même impressionnant.
Des applications concrètes aux questions éthiques
À San Francisco, Edward Chang a emprunté une voie différente. Entre 2019 et 2021, son équipe a publié une série d'articles démontrant comment l'apprentissage automatique permettait d'analyser les schémas cérébraux. Son équipe a implanté des électrodes entre les membranes cérébrales de patients volontaires, ciblant spécifiquement les zones contrôlant la parole. Une approche qui présente quelques similitudes avec la technologie développée par Neuralink, mais moins invasive.
Cette technique permet de détecter les schémas d'activation neuronaux associés à chaque son, des voyelles aux consonnes. Les bénéfices potentiels pour les personnes ayant perdu l'usage de la parole sont considérables, qu'il s'agisse de victimes d'AVC du tronc cérébral, de personnes atteintes de paralysie cérébrale ou de sclérose latérale amyotrophique.
Leurs mots et phrases, reconstruits grâce à l'analyse de ces schémas cérébraux, s'affichent sous forme de texte sur un écran. Plus récemment, les chercheurs ont même démontré que ces paroles peuvent être traduites en voix synthétique et en mouvements faciaux, envoyés sur un avatar numérique. Les personnes paralysées pourraient alors communiquer aussi par les expressions de leurs visages.
Au-delà des laboratoires, cette technologie prend déjà une dimension commerciale ; peu surprenant. Des dispositifs portables et applications mobiles de neurotech personnelle proposent désormais aux utilisateurs d'enregistrer et visualiser leurs ondes cérébrales en temps réel, avec la promesse d'améliorer leur technique de méditation ou leur concentration. Apple s'est même positionné sur ce marché en obtenant cet été un brevet pour des écouteurs intégrant des capteurs d'électroencéphalographie.
Cette démocratisation inquiète Rafael Yuste, président de la Fondation Neurorights. Après avoir épluché les conditions d'utilisation de ces applications, son constat est sans appel : chaque contrat cède la propriété des données cérébrales aux entreprises, qui peuvent ensuite les revendre à des tiers sans restriction. « En d'autres termes, les données cérébrales dans la technologie commerciale ne pourraient pas être moins protégées », déplore-t-il.
Face à ces risques, certains États ont déjà réagi. Le Chili a été le premier pays à inscrire le droit à la confidentialité neuronale dans sa constitution en 2021. Le Brésil et le Mexique lui ont emboîté le pas en 2023, tandis qu'aux États-Unis, le Colorado a intégré en août 2024 les données neurologiques dans sa législation sur la protection de la vie privée. Ne sommes-nous pas en train de franchir une autre ligne rouge ?
Source : Discover Magazine