Sextupler la densité de stockage tout en minimisant drastiquement la consommation énergétique ? Ces chercheurs chinois l'ont fait en inventant un disque dur « moléculaire », une technologie qui restait encore jusqu'à maintenant cantonnée à la théorie ou limitée à des expériences de laboratoire peu pratiques.

Après l'encodage des données grâce à la lumière, cette équipe de scientifiques a adopté une autre approche pour anticiper l'impasse technologique qui nous attend dans quelques dizaines d'années : la limite physiques des SSD et des disques mécaniques (HDD).
Fidèles serviteurs du stockage de nos données depuis des décennies, ils seront un jour dépassés tant les centres de données crouleront sous le poids de celles-ci. Que ce soit du côté des HDD (limites en termes de vitesse d'accès aux données et de densité de stockage) et des SSD (une réduction trop importante de la taille des cellules de mémoire flash les rendra plus sujets aux erreurs).
C'est pourquoi la recherche se penche déjà sur des alternatives ; celle dont il est question dans cet article est le stockage moléculaire. Même si le concept existe depuis des années, jamais un disque dur moléculaire fonctionnel n'avait été développé. L'équipe dirigée par Gang Liu y est enfin parvenue et ont publié les résultats de leurs travaux dans Nature Communications le 27 février. En voici un court résumé.
Le stockage moléculaire : comment ça marche ?
Remplacer les minuscules aimants de nos disques durs actuels par des molécules capables de mémoriser non pas un seul bit d'information, mais six simultanément ? C'est précisément ce qu'ont réussi ces chercheurs en utilisant des composés organométalliques baptisés RuXLPH, constitués d'un atome central de ruthénium entouré de ligands organiques spécifiques.
Ces molécules s'autoassemblent naturellement en monocouche sur un substrat conducteur et présentent une propriété extraordinaire : elles peuvent adopter jusqu'à 96 états de conductance électrique distincts et parfaitement stables. Là où un disque dur traditionnel se contente d'un simple « 0 » ou « 1 » par zone magnétique, chaque unité moléculaire RuXLPH encode six bits d'information dans sa structure atomique.
Le fonctionnement de ce système repose sur deux mécanismes physico-chimiques complémentaires. D'une part, les ions de ruthénium (Ru) subissent des réactions d'oxydoréduction (réactions chimiques où il y a un transfert d'électrons entre les atomes) qui modifient leur état de charge entre Ru²⁺ et Ru³⁺, transformant profondément les propriétés électroniques de la molécule.
D'autre part, les ions chlorure présents dans la structure moléculaire se déplacent sous l'effet du champ électrique appliqué, créant un potentiel électrique interne qui module la conductance (facilité avec laquelle un courant électrique traverse la molécule). Ces « mouvements » moléculaires sont totalement invisibles à l'œil nu, mais grâce à ce processus, il est possible d'inscrire l'information de manière extrêmement dense et avec une consommation énergétique dérisoire de 2,94 picowatts par bit. Un HDD classique consomme des milliards de fois plus d'énergie pour faire la même chose.
Pour écrire et lire cette information, les chercheurs utilisent la pointe d'un microscope à force atomique conductrice (C-AFM) comme tête de lecture/écriture. Cette pointe, d'un diamètre de seulement 25 nm, applique une tension électrique précise sur la monocouche moléculaire, déclenchant les transformations chimiques nécessaires à l'encodage de l'information.
Niveau performances, le résultat est très cohérent : une uniformité des états de conductance supérieure à 94 % (la molécule est capable de maintenir de manière très stable et fiable les différents niveaux de conductance) et une linéarité de modulation approchant 0,99 (proportionnalité de la réponse de la molécule par rapport au signal électrique qu'on lui applique). Deux indicateurs qui prouvent que le disque moléculaire est à la fois fiable et précis.

La cryptographie intégrée au cœur de la matière
Au niveau sécurité, ce disque se démarque de tout ce qui se fait actuellement. Contrairement aux disques durs conventionnels qui nécessitent des mécanismes de chiffrement externes, les disques durs moléculaires intègrent nativement des capacités cryptographiques à l'échelle atomique. Les données se chiffrent directement lors de leur inscription dans la structure moléculaire, sans nécessiter de couche logicielle ou matérielle supplémentaire.
Pour illustrer concrètement cette capacité, les chercheurs ont encodé et chiffré une image numérique des fresques des grottes de Mogao, joyau culturel chinois inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO. L'image a d'abord été décomposée en ses composantes rouge, verte et bleue (RGB), puis chaque pixel a été encodé sur 6 bits et chiffré directement au niveau moléculaire. Un disque dur traditionnel nécessiterait 18 unités binaires pour stocker les informations complètes d'un seul pixel, le disque dur moléculaire, quant à lui, n'en requiert que trois.
Ça y est les HDD et les SSD sont bientôt morts ? Eh bien non, car il reste encore deux défis techniques à surmonter pour espérer une éventuelle commercialisation.
La durabilité des pointes C-AFM constitue actuellement le gros point faible du système : en mode contact continu, nécessaire pour les opérations de lecture/écriture, leur durée de vie opérationnelle ne dépasse pas 5 à 50 heures.
Second problème : la sensibilité environnementale des molécules RuXLPH, qui n'apprécient pas du tout l'humidité atmosphérique. On doit donc les encapsuler pour les protéger correctement et cette encapsulation ne doit pas interférer avec les propriétés électroniques des molécules ou de la pointe. Les techniques d'encapsulation doivent être aussi compatibles avec la commercialisation de masse, ce qui n'est pas encore pour tout de suite.
Cette technologie est donc extrêmement prometteuse, mais n'est encore qu'au stade de prototype. Il faudra encore d'autres recherches pour améliorer sa durabilité, sa fiabilité et sa reproductibilité pour la faire sortir hors des murs du laboratoire. Le stockage moléculaire étant un concept relativement nouveau, cela nécessitera (beaucoup) de temps, mais l'entreprise n'est pas impossible pour autant.
Sources : Tech Radar, Nature