Au printemps de Bourges, le pianiste Édouard Ferlet a rejoué le Köln Concert aux côtés d’un piano autonome contrôlé par une IA. Ce dispositif expérimental, développé avec l’Ircam et Sony, explore les liens entre improvisation humaine et génération musicale par la machine, sans chercher à remplacer l’artiste.

Le Printemps de Bourges a accueilli une jeune artiste en duo avec Édouard Ferlet. Le musicien a proposé une version inédite du Köln Concert de Keith Jarrett, accompagné d’un deuxième piano contrôlé par une IA, pour les 50 ans de l’enregistrement culte. Sur scène, le musicien ne jouait pas seul : il dialoguait avec un dispositif baptisé « Pianoïd », qu’il utilise depuis une dizaine d’années.
L’IA ne se contentait pas de reproduire une partition, elle réagissait en temps réel. Une performance que l'on doit à des outils conçus notamment avec le soutien de l’Ircam et de Sony. L’idée n’était pas de reproduire le concert de 1975, mais d’en explorer les échos possibles à travers un duo homme-machine. L’artiste y voit un prolongement de son travail d’improvisateur, nourri par l’écoute, l’interaction et l’exploration sonore.
L’intelligence artificielle ne remplace pas le musicien, elle devient un interlocuteur à part entière dans le jeu improvisé
Sur scène, le deuxième piano jouait seul. Aucun musicien n’était assis derrière le clavier. Pourtant, les notes résonnaient, réagissaient, répondaient. Édouard Ferlet a monté ce projet avec une idée simple : confronter sa propre liberté d’improviser à celle d’un système conçu pour générer, lui aussi, du jeu spontané. Le dispositif utilisé, surnommé « Pianoïd », n’est pas nouveau dans son parcours. Il le teste depuis plusieurs années, mais c’est la première fois qu’il l’intègre dans une pièce aussi emblématique.
Il ne s’agissait pas de reproduire Keith Jarrett. Édouard Ferlet le dit lui-même : « J’ai voulu savoir jouer comme lui, comme Chick Corea aussi, mais ce que fait l’IA aujourd’hui, je l’ai fait à l’époque, en étudiant leur musique ». Ce qu’il cherche aujourd’hui n’est pas l’imitation, mais le dialogue. Le Pianoïd joue en direct, réagit aux gestes du pianiste. Il n’y a pas de fichier préchargé, pas de piste audio figée. Chaque intervention de l’IA est déclenchée dans l’instant.
La machine ne décide rien seule. C’est le pianiste qui choisit quand l’activer, et comment orienter ses réponses. Il reste à l’origine de chaque idée. « C’est l’humain d’abord », insiste-t-il. La technologie devient un prolongement de sa sensibilité, pas une interface froide ou distante. Il parle du Pianoïd comme d’un partenaire « très sensible à la musique, mais totalement insensible aux compliments ». L’image est claire : ce piano-là ne remplace personne, il répond.
Sur le plan technique, en revanche, aucune place à l'improvisation. On doit cette performance aux travaux menés avec l’Ircam, notamment sur les interactions sonores en temps réel. L’intelligence artificielle interprète des signaux, mais n’a pas de volonté propre. Le terme « improvisation » reste ici à comprendre dans un cadre contrôlé. Ce que l’IA propose dépend de ce qu’elle perçoit, et surtout de ce qu’elle a appris à travers une base d’écoute massive.
Pour faire plus simple, la machine n’est pas magique. Elle devient musicale uniquement parce qu’un humain l’y conduit. Dans cette performance, tout passe par la relation directe entre Édouard Ferlet et son piano « augmenté ». Le public ne voit pas une machine qui joue seule, mais une conversation sonore entre deux entités bien distinctes.

Le projet explore une manière d’inventer sans reproduire, tout en restant attentif à la question du droit et de la création
Pour Édouard Ferlet, la musique ne se limite pas à l’exécution. C’est une manière de chercher, de tester, de comprendre. L’idée de revisiter le Köln Concert ne vient pas d’une envie de commémorer mais d'une envie ancienne : « faire un concert qui raconte une histoire ». Le choix de cette œuvre, découverte dans son enfance, donne au projet une dimension personnelle, mais pas nostalgique. Il s’agissait moins d’un hommage que d’un prétexte pour expérimenter.
Pendant quatre mois, il a construit la performance comme un travail de recherche. Certains jours étaient consacrés à la musique, d’autres à la technologie. Pianoïd n’était pas seulement un outil sonore, mais une manière d’aller voir ailleurs, sans renier ce qu’il sait déjà faire. Il le résume ainsi : « J’ai gardé cette âme d’enfant d’être curieux tout le temps ». Le mot revient plusieurs fois dans son discours : curiosité. Il ne cherche pas à produire un effet spectaculaire. Il veut comprendre comment la machine réagit, et comment lui peut s’adapter à ces réactions.
Mais le pianiste ne cache pas les questions éthiques posées par l’IA générative. « Quand j'ai commencé, je me suis aperçu que c'était éthiquement parlant compliqué et je me suis vraiment posé toutes les questions », confie-t-il au Figaro. Ce qui le préoccupe, ce n’est pas la technologie elle-même, mais ce qu’on en fait. La reproduction automatisée, le pillage d’œuvres existantes, la dilution des droits… Autant de points qui l’amènent à rester prudent. Il défend une forme de liberté créative, à condition que celle-ci ne se fasse pas au détriment des artistes.
Il n’est pas seul à penser ainsi. Dans le domaine de la musique électronique, d’autres créateurs comme DeLaurentis utilisent l’IA depuis plusieurs années, mais dans des cadres précis, limités à leur propre voix ou à des éléments de leur répertoire. Édouard Ferlet, lui, l’emploie comme un miroir de son propre jeu. Il ne l’utilise pas pour produire plus vite, ni pour écrire à sa place. Il l’intègre dans un processus vivant, où chaque note peut être surprise.
À Bourges, le public a assisté à une performance hybride, ponctuée de moments de jeu pur et de séquences explicatives. Le pianiste a pris le temps de parler, de raconter ce qui se passait, de montrer les rouages. Le concert n'a pas été un numéro de haute voltige, mais une invitation à comprendre comment une machine peut, sans voler la place du musicien, l’aider à sortir des sentiers déjà parcourus. C'est bien connu, c'est la dose qui fait le poison.
Source : Le Figaro