N'oublions pas que derrière le mirroir, il y a des instruments, et derrière les instruments, des équipes qui attendent leurs résultats ! Crédits NASA
N'oublions pas que derrière le mirroir, il y a des instruments, et derrière les instruments, des équipes qui attendent leurs résultats ! Crédits NASA

Le télescope Webb (JWST) est maintenant en place à 1,5 million de kilomètres de la Terre. Mais que représente-t-il pour les chercheurs ? Saviez-vous qu'une partie de l'instrument MIRI a vu le jour en France ? Nous avons posé nos questions à Pierre Olivier Lagage, astrophysicien et l'un des responsables scientifiques de MIRI.

Son arrivée au point de Lagrange L2 (1,5 million de kilomètres de la Terre) était très attendue… et depuis la semaine dernière, c'est une réalité : le Webb, télescope le plus puissant envoyé dans l'espace est en place, et il s'est déployé sans incident. Avec ses 18 miroirs hexagonaux (qu'il faut encore étalonner, tout cela va prendre des mois), le JWST va constituer un outil d'observation scientifique sans pareil. A présent que le matériel est en place, les équipes préparent leurs mesures, via les quatre instruments principaux : NIRCAM, NIRSPEC, NIRISS et MIRI. Prudemment, ils peuvent espérer que le télescope Webb sera une petite révolution dans l'observation du cosmos !

Il se trouve que MIRI (Mid-InfraRed Instrument) a été proposé, conçu et réalisé par un consortium européen, sous l'égide de l'ESA. Il inclut une forte participation française via le CNES, avec la composante « imageur-coronographe-spectrographe de basse résolution », aussi appelée MIRIM, conçue et réalisée au CEA à Saclay, tout près de Paris. C'est donc l'occasion d'aller interroger l'astrophysicien Pierre Olivier Lagage, l'un des « parents » de MIRI. Avec lui, nous avons pu évoquer le développement et le lancement… Mais ce sont bien les résultats des observations qui sont au cœur de son travail de recherche.

Clubic - Quel est votre rôle au sein du projet JWST, et plus précisément avec MIRIM, l'imageur de l'instrument MIRI ?

Je pense qu'on peut écrire que je le connais bien... Je travaille sur ce projet depuis 23 ans ! En réalité, j'étais même parmi les premiers à vouloir un instrument comme MIRI, capable de travailler dans le spectre infrarouge moyen. Il faut bien comprendre que les trois autres instruments du James Webb, NIRCAM, NIRSPEC et NIRISS sont tous dans les infrarouges proches. Au début une part importante de mon travail pour MIRI a donc consisté à en faire la promotion ! En 2022, on a l'impression que tout s'est passé dans la continuité, mais à la fin des années 90 cet instrument était un double défi. D'abord technique, parce que MIRI a besoin d'un refroidissement actif : être au vide spatial et à l'ombre du Soleil ne suffit pas pour le capteur. Il fallait donc concevoir un système qui n'existait pas à l'époque. Et ensuite, scientifique, parce que la communauté n'accordait pas encore la même valeur qu'aujourd'hui à l'infrarouge moyen, peu d'astrophysiciens centraient leurs travaux sur ces fréquences.

De par mon implication, je suis devenu co-PI de l'instrument MIRI. A ce titre je suis le responsable scientifique de la contribution française à MIRI, à savoir l'imageur MIRIM et je travaille de concert avec Gillian Wright de l'Observatoire Royal d'Edimbourg qui est « Principal Investigator (PI) » et dirige l'ensemble du consortium de pays qui participent à MIRI. Je ne sais pas si vos lecteurs le savent, mais pour le Webb comme pour la majorité des télescopes, le plus important pour les équipes scientifiques est d'obtenir du temps d'observation. Grâce au développement de MIRI, le consortium européen a obtenu 450 heures de temps garanti, c'est un incroyable potentiel scientifique ! J'ai la responsabilité de 110 de ces heures qui seront dédiées à mon sujet de recherche central, les exoplanètes, et en particulier l'observation et la caractérisation de leurs atmosphères. C'est une opportunité unique…

Travail d'intégration en salle blanche au CEA Saclay sur l'imageur MIRIm. Crédits L.Godart / CEA (avec accord)
Travail d'intégration en salle blanche au CEA Saclay sur l'imageur MIRIm. Crédits L.Godart / CEA (avec accord)

Notre première question va peut-être paraître un peu brute, mais est-ce que vous dormez bien depuis le 25 décembre, date du lancement ?

En tout cas je dors mieux depuis que je suis rentré de Guyane ! La fin de la campagne avant le lancement était pleine de tension, et lors du décollage lui-même, j'ai ressenti une grande émotion. Tout s'est succédé très vite sur place, avec le report et finalement le compte à rebours le jour de Noël… Il y avait d'ailleurs une implication qui m'a impressionné : tout le monde était unanime pour procéder au lancement même si cela signifiait de sacrifier une partie des fêtes de fin d'année. J'avais mes propres inquiétudes même inconscientes, et sur place j'ai quand même rêvé qu'Ariane 5 décollait de travers avant de s'abîmer en mer ! Cela dit, je suis de nature optimiste et j'avais une grande confiance pour le lancement et le déploiement. Comme vous le savez, il y a eu énormément de retards avec le James Webb, un impressionnant challenge, mais c'était avant tout pour que tout se passe bien, le moment venu.

Heureusement, tout était parfait et j'ai pu récupérer à mon retour dans l'Hexagone !

On arrive dans la phase finale du déploiement du JWST avec l'insertion autour du Point de Lagrange L2, le déploiement initial des miroirs, et le refroidissement qui se poursuit. C'est bientôt l'heure pour les instruments de faire leur preuves, non ?

Pour certains, oui, mais pour MIRI en réalité, non. Ce sera le dernier instrument à être allumé sur le télescope, car il requiert la température de fonctionnement la plus basse. Donc nous ne commencerons avec les premières lumières qu'au mois de mai, et la qualification va durer jusqu'à début juillet. De façon générale, que ce soit pour MIRI ou pour les autres instruments, nous attendons les premières images avec impatience, c'est certain… Mais en tant que scientifique, j'attends surtout les premières données exploitables, les premiers vrais résultats ! Webb, il ne faut pas l'oublier, est un formidable instrument pour la recherche.

Installation de MIRI sur la structure qui supporte les 4 instruments du JWST. Crédits NASA

A titre personnel, et même si c'est très spécifique, j'ai vraiment hâte de pouvoir observer l'exoplanète TRAPPIST-1 b. C'est en quelque sorte un début sur les chapeaux de roues pour nous, parce que cela fait partie des observations qui seront faites dans les premiers mois d'observations scientifiques et qu'on tente déjà quelque chose de très ambitieux. TRAPPIST-1 b est une planète rocheuse de la taille de la Terre, qui évolue à une température que l'on estime autour des 100 °C, à pratiquement 40 années lumières d'ici. Si l'on arrive à détecter la signature d'une atmosphère, alors cela montrera vraiment le potentiel et la puissance de ces nouvelles observations et on pourra développer ensuite des programmes encore plus ambitieux.

On aime souvent à rappeler les différentes responsabilités sur les instruments du JWST. Mais dans les faits, c'est avant tout une grande collaboration, non ?

Dans les faits, on n'oublie pas bien sûr que le télescope James Webb est à 90% financé par la NASA, omniprésente dans le projet. Mais c'est tout à fait exact, il y a énormément d'aspects de collaboration. On l'a vu en décembre notamment avec le lancement assuré avec succès par Ariane 5, et je peux vous assurer que tous les Américains que je connais qui sont venus sur place ont souligné le travail des équipes d'Arianespace, du CNES et de tous ceux qui ont participé au tir. C'était vraiment un succès partagé ! Pour ce qui est de MIRI en particulier, il y a aussi un effort international. Les USA ont assuré 50% du travail et du financement, tandis que le reste était partagé par un consortium européen (des accords qui, honnêtement, étonnent souvent nos confrères outre-Atlantique).

Préparation d'un test à très basse température et au vide pour le caisson des instruments du télescope Webb au centre spatial Goddard (NASA). Crédits NASA.

L'exemple de la partie imageur, que nous appelons donc MIRIM, est sans doute l'un des plus parlants pour moi en termes de collaborations, parce que nous avons beaucoup voyagé avec ! Les premiers tests ont été menés ici, au CEA à Saclay (région parisienne), puis l'imageur a été couplé avec l'autre partie de MIRI, le spectrographe intégral de champ en Angleterre au RAL (Rutherford Appleton Laboratory), avant de s'envoler pour la NASA près de Washington, où a eu lieu l'intégration avec les trois autres instruments du Webb. A chaque étape, nous sommes allés sur place pour tester, valider, régler, tous en commun !

Le voyage ne s'est pas arrêté là : les grands tests à Houston pour toute la partie instruments et miroirs, qui ont été épargnés par l'ouragan Harvey, puis l'assemblage final en Californie chez Northrop Grumman avec le gigantesque pare-soleil, avant le départ pour la Guyane… Et pour nous, des tests supplémentaires avec nos collègues américains au laboratoire JPL, pour évaluer le plus précisément possible nos détecteurs. Ce sont des étapes peu connues du public, mais indispensables pour la recherche. Pensez donc, pour les exoplanètes, on cherche régulièrement un signal minuscule, masqué notamment par des dérives du capteur ! Si ce dernier est mal caractérisé, si on ne peut pas comprendre les dérives et les éliminer… On ne voit rien !

Le JWST est souvent présenté comme le successeur de Hubble, mais il est aussi celui de Spitzer ! Pouvez-vous détailler avec vos propres mots ce que vont apporter ces nouvelles capacités infrarouges pour observer l'univers ?

Cette présentation en tant que « successeur » n'est pas usurpée ! Il faut revenir un peu sur un objectif de Webb, qui est de voir plus loin que Hubble, des galaxies encore plus éloignées. Or en astronomie, qui dit plus loin, dit plus tôt… Le plus tôt possible ! On vise ici une zone qui n'a jamais pu être observée, que l'on appelle la sortie de l'âge sombre, donc les premières étoiles émettant de la lumière. Ce sera un moment important, qui pourrait valider (ou non) nos modèles sur la formation de l'Univers, mais pour ça, il fallait un télescope beaucoup plus grand, capable de capter beaucoup plus de lumière, et un télescope qui soit dans l'infrarouge. Car cette lumière des premières étoiles, à cause de l'expansion de l'Univers, ne peut être captée que dans ces bandes de fréquence.

Donc c'est un successeur de Hubble pour certaines fonctions, et comme c'est un télescope infrarouge, c'est aussi le successeur de Spitzer ! Mais les capacités de Webb seront hors de proportions par rapport à ce dernier. Spitzer avait un miroir de 80 cm de diamètre, moins que la surface d'un placard, quand Webb représente 25m2, celle d'un petit appartement ! Le James Webb, c'est un facteur 50 d'amélioration de la sensibilité, et pour nous c'est l'assurance d'avoir des surprises, et un incroyable potentiel pour de nouvelles découvertes. C'est ce qui est excitant à propos de ce télescope, c'est un bond scientifique vers l'inconnu qui nous tend les bras. Pour nous, astrophysiciens qui participons à ce projet, cela représente une superbe motivation !

La "roue à filtres" de l'instrument MIRI, incluant quatre coronagraphes. Crédits L.Godart / CEA (avec accord)

Il y a sur MIRI quatre coronagraphes, qui doivent permettre au JWST de photographier directement des exoplanètes. Ce sont les premiers embarqués sur ce genre d'instrument, était-ce un challenge ?

Oui, c'était un défi. D'ailleurs lorsque nous avons commencé à travailler sur MIRI, je pensais que nous allions installer des coronographes classiques. Or, si un des coronagraphes est un classique dit de « lyot », les trois autres sont des coronagraphes à masque de phase, conçus par Daniel Rouan et son équipe à l'Observatoire de Paris. Il s'agit là d'une technique toute nouvelle, lorsqu'on prend en compte la période à laquelle MIRI a été conçu ! La méthode est complexe, mais ce qu'il faut retenir, c'est qu'avec, nous sommes capables « d'éteindre » certaines étoiles et d'étudier les exoplanètes qui tournent autour, notamment la présence d'ammoniac dans leur atmosphère ! Toutefois, ces coronographes ne donnerons l'accès qu'à des exoplanètes géantes, jeunes et en orbite loin de leur étoile... Mais n'oublions pas qu'il n'y a pas que les coronographes qui seront utiles pour comprendre les exoplanètes, nous utiliserons aussi la méthode des transits. Et ainsi nous allons avoir accès à toute une gamme d'exoplanètes, allant jusqu'à des exoplanètes tempérées de la taille de la Terre : contenu en molécules de leur atmosphère, présence de nuages, atmosphères primaires… voilà quelques caractérisations attendues.

D'ailleurs, est-ce que le JWST n'a pas été un peu « survendu » par rapport à ses capacités vis-à-vis des exoplanètes dans les médias ?

Peut-être, oui, dans le sens où nous n'espérons pas trouver de preuves de la vie ailleurs. Observer des biosignatures, des caractéristiques que nous ne pouvons expliquer dans les atmosphères des exoplanètes, et qui ne correspondent pas avec des planètes « inactives », ce serait évidemment le Graal d'un observatoire comme Webb. Mais il ne faut pas oublier que dans la démarche scientifique, il nous faudra dans tous les cas rester très prudents et toujours collecter un maximum de données avant de faire la moindre affirmation. Il y a toujours plusieurs explications possibles lorsque l'on mesure ou que l'on observe un phénomène que l'on ne comprend pas à 100%, qui a lieu sur une planète lointaine et de toutes façons différentes que le petit échantillon que l'on a pu étudier en détail dans notre Système solaire !

Les "pillars of creation", iconique formation où naissent les étoiles. Le cliché présenté ici a été pris en 2010, après une amélioration des capacités de Hubble. L'image originale des "pillars" prise en 1995 est l'une des plus connues de Hubble. Crédits NASA/ESA/HST

Pensez-vous que (ou savez-vous si) les Pillars of Creation seront visés par le JWST dans les mois à venir ? Cela serait-il pertinent ?

Je pense que ce serait pertinent, oui ! Les images des « piliers » font partie des clichés emblématiques de Hubble. Donc cela aurait sans doute, en plus des données, une belle valeur pour la communication sur le projet. Même si j'imagine que le JWST se tournera vers les piliers à un moment donné, je ne sais pas quand… Et même si je le savais, je ne pourrais sans doute pas en parler ! La NASA sait être très stricte sur certains aspects de communication qu'elle tient à contrôler.

Avec les quelques problèmes des années précédentes (mémoire, puissance, changement d'ordinateur de bord, contrôle gyroscopiques), la fenêtre d'utilisation conjointe du JWST avec Hubble pourrait être serrée. Est-ce qu'il y a des avantages à leur donner des projets communs ?

Oui, il y a un intérêt certain à garder les deux en ligne le plus longtemps possible, en particulier parce que Hubble a des capacités dans le visible et les ultraviolets, dont Webb ne dispose pas. Donc il y aura une émulation dans un sens, avec des objectifs d'observation issus du HST (Hubble), et si tout va bien, dans l'autre sens aussi, pour avoir une plage de mesure la plus large possible. Pour les exoplanètes, cela me parait d'ailleurs très intéressant, donc je me réjouis qu'il soit encore disponible… Même si son temps d'observation est lui aussi très demandé.

Utilisation d'un coronagraphe (SPHERES) de l'ESO pour de l'imagerie directe d'exoplanètes. Crédits ESO

En réalité, Hubble n'est pas le seul dont on attend qu'il fonctionne en parallèle de Webb. Pour les objectifs actuels, et en particulier au niveau des exoplanètes, ce sont les missions CHEOPS de l'ESA et surtout TESS de la NASA qui sont importantes. Pensez donc, sur les 68 exoplanètes qui seront observées dans le cycle 1 (le premier exécuté en 2022 après qualification), 25 ont été découvertes par TESS ! Ces missions de découverte et de caractérisation sont importantes pour la gestion du temps du JWST, afin d'économiser un maximum de précieuses observations.

Enfin, si le James Webb est encore en opération après 10 ans, ce qui semble possible suite au lancement parfait par la fusée Ariane, nous pourrons avoir des observations communes avec le télescope européen ARIEL, pour lequel nous préparons un spectromètre ! Cette mission centrée elle aussi sur les exoplanètes vise à mesurer 1 000 exo-atmosphères, et le spectre d'observation ira du visible jusqu'à l'infrarouge à 8 µm. Il y aura donc en théorie des exoplanètes étudiées par ARIEL qui pourront bénéficier de mesures complémentaires avec le Webb et notamment MIRI qui permet des observations plus loin dans l'infrarouge (28 microns)… Un gros bénéfice pour nos recherches !

Toute l'équipe de Clubic tient à remercier Mr Lagage d'avoir répondu à nos questions, ainsi qu'à l'équipe de communication du CEA qui a permis à cet entretien d'avoir lieu.