Alors que l'ESA n'en était qu'à ses balbutiements, la NASA cherchait un partenaire pour étendre les capacités de ses futures navettes spatiales STS. Contrat rempli avec Spacelab, premier module spatial scientifique européen. Une réussite importante, qui ne fut pourtant pas pleinement exploitée.
Un succès qui donnera beaucoup d'idées aux européens…
Tout le monde à bord de la navette
Avec son programme de navettes STS (Space Transportation System) qui prend forme au début des années 70, la NASA doit faire face à différentes pressions. Les militaires veulent pouvoir emmener de grands satellites pour la défense, les industriels proposent une navette réutilisable, tandis que les politiciens veulent un programme qui fournit à la fois des emplois, de l'économie, et une orbite basse accessible « à tous ». Et les scientifiques ? S'ils ne sont pas exclus, ils sont les perdants dans le design qui est retenu : oui, l'espace de vie dans la cabine est large et pourra embarquer des équipements, mais le volume est limité (surtout à 7 astronautes), et les options pour les expériences aussi. L'idéal serait de disposer d'un module scientifique dédié… mais l'agence américaine ne reçoit pas les fonds. Et pourquoi pas un partenariat ? C'est la bonne occasion : les Européens veulent plus d'ambition pour ce qui deviendra l'ESA en 1975. La navette emmènera des astronautes européens, contre la conception et construction d'un module spatial : Spacelab est né.
Partir de la planche à dessin
L'accord est signé en 1973, et dès 1974 les ateliers allemands de VFW-Fokker (devenus au fil des rachats, Airbus DS aujourd'hui) planchent sur l'élément principal, le module pressurisé. Il faut dire que Spacelab est plutôt une « plateforme » scientifique, il y a jusqu'à 9 configurations possibles avec les différents éléments qui comprennent : un tunnel d'accès, le module-laboratoire pressurisé, une plateforme de pointage de télescopes (IPM), et jusqu'à 3 palettes externes sur lesquelles il est possible d'accrocher des expériences. L'investissement est conséquent, le module pressurisé (qui dispose lui aussi de plusieurs configurations) pèse au moins 8 tonnes à lui seul une fois équipé. Surtout, si les nations européennes produisent à ce moment quelques satellites, elles n'ont jamais conçu un matériel dédié à l'orbite aussi imposant, ni aussi complexe.
Les contraintes de développement étaient fortes sur le programme Spacelab. Par exemple, il a fallu préparer un tunnel d'accès au module pressurisé, dont la longueur pouvait être aménagée. Il fallait en effet respecter l'équilibrage précis de la navette américaine, laquelle n'avait pas d'alternative à son retour que de planer jusqu'à sa piste d'atterrissage. D'autre part, l'Europe spatiale n'est pas encore rodée. Certes, il y a eu les programmes Europa, puis Ariane dans le domaine des lanceurs… Mais cette fois la thématique, les financements et les matériels sont différents. La France fournit les ordinateurs de bord, les modules sont assemblés à Brême en Allemagne, les palettes externes sont réalisées au Royaume-Uni… Pourtant, malgré une addition qui grimpe à 1 milliard de dollars, ça fonctionne ! Les navettes STS souffrent d'un retard important, aussi les quelques hoquets du programme de l'ESA passent au deuxième plan pour les Etats-Unis, qui embarquent une première palette externe dès STS-2, le 12 novembre 1981.
Spacelab vole !
Le premier module scientifique Spacelab décolle le 28 novembre 1983, à bord de la soute de la navette Columbia. Grâce à cet espace supplémentaire, six astronautes vont passer dix jours en orbite et tester les capacités de leur nouveau module. C'est aussi le premier vol orbital d'un Européen au sein des navettes (l'allemand Ulf Merbold)… même si le français Jean-Loup Chrétien a déjà volé sur Soyouz avant lui : les Français, furieux de n'avoir aucun astronaute dans la sélection initiale de l'ESA, ont court-circuité les opérations. Au-delà de ces tensions diplomatiques, Spacelab se révèle être une plateforme pratique, spacieuse et modulaire. Si la NASA avait « échangé » un premier module pressurisé contre la présence d'astronautes, elle paiera les Européens pour un deuxième modèle. En 1984 et 1985, les navettes Discovery, Challenger et Columbia vont tester les différentes configurations, et le module pressurisé volera deux fois. Les prévisions sont optimistes, d'autant que la NASA souhaite augmenter drastiquement le nombre de vols de sa navette réutilisable.
Coup d'arrêt !
L'accident de Challenger en janvier 1986 (et le décès de son équipage) sera évidemment un coup dur pour le programme. Cela n'empêchera pas le partenariat de s'inscrire dans la durée, avec d'autres missions incluant les modules pressurisés à partir de 1991 et jusqu'à 1998, et des palettes externes jusqu'à 2009. Les différents composants de Spacelab ont finalement volé sur 44 missions, dont 16 pour les modules pressurisés. Pourtant, au regard de l'investissement initial et de l'enthousiasme des premières années, on peut se demander pourquoi Spacelab n'est pas devenu un élément indispensable des missions de navettes… quand le matériel fut finalement plébiscité par ceux qui s'en servaient.
Une bonne idée, mais limitée ?
Il y a plusieurs raisons qui l'expliquent. D'une part, Spacelab était complexe, pas aussi modulable que prévu, et cher. Ensuite, il y eut une volonté politique pour la NASA de ne pas trop se reposer sur ses partenaires européens. Souvenez-vous : au début des années 80, les USA découvrent qu'Ariane est performante et beaucoup moins chère que leurs propres services de lancement, et cette concurrence nouvelle exacerbe les tensions dans le secteur spatial. Dans le même temps, l'ESA peste parce qu'elle a reçu peu de places pour ses astronautes, et avance son propre projet de petite navette, Hermès, qui ne plait pas du tout outre-Atlantique (le partage du projet et les redéfinitions constantes auront raison de cette ambition). De son côté, la NASA s'ouvre donc aux partenaires commerciaux, et accepte les plans d'une « startup » de l'époque avant l'heure, Spacehab. Les services sont les mêmes que la version européenne, mais il s'agit déjà d'une aide au secteur privé américain, dans l'idée de développer une filière…
De riches héritiers
Pourtant, Spacelab va poser les bases de l'astronautique européenne. D'abord, en établissant une filière technique pour des modules habités : dès le projet Hermès, ou celui de la station américaine Freedom, il est question d'un module laboratoire européen, Columbus. Et les capacités, puis l'implication de l'ESA dans le projet de Station spatiale internationale dans les années 90 peuvent directement s'appuyer sur ce savoir faire… qui a indirectement aussi lancé la filière astronautique.
Il faudra attendre 1998 pour que les agences réunissent sous une même bannière le corpus des astronautes, mais la dynamique est lancée. Les modules Harmony, Tranquility et Columbus, ainsi que les stockages temporaires (MPLMs) de l'ISS ont tous été produits en Europe. Et même si l'héritage de Spacelab s'efface au fil du temps, il aura permis à l'ESA de peser dès ses débuts sur le domaine.