De WebOS à iOS en passant par Android ou Windows Phone, les systèmes d'exploitation d'aujourd'hui ciblent plusieurs plateformes en passant du smartphone à la tablette voire, dans certains cas, la télévision. Si Ubuntu a su s'imposer sur le marché des distributions GNU/Linux, le système saura-t-il faire face à la concurrence de Microsoft, Apple ou Google ? De passage à l'Open World Forum, Mark Shuttleworth, fondateur de Canonical, a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.
Aujourd'hui certains systèmes d'exploitation, iOS et Android par exemple, passent du smartphone à la tablette puis à la TV. Pensez-vous qu'Ubuntu puisse véritablement devenir un système multi-plateforme ?
Mark Shuttleworth : Pour moi il est clair que la plateforme mobile est très importante pour n'importe quel système. Je crois qu'il est important que le coeur d'Ubuntu fonctionne bien sur les téléphones, sur les télévisions, en tant que système embarqué et sur les desktop traditionnels. Il est plus facile d'imaginer que la puissance technique d'un téléphone puisse faire tourner un système d'exploitation standard plutôt que l'inverse, c'est-à-dire un système embarqué fonctionnant correctement sur tablettes et sur PC.
Donc oui je pense qu'il est très possible qu'un jour les distributions de Linux, et notamment Ubuntu, fonctionnent correctement sur des terminaux mobiles. Après il reste la question de l'interface utilisateur. Lorsque je parle du coeur d'Ubuntu je fais référence aux bases du système d'exploitation comme le kernel, les middleware, les drivers et tout ça. Ubuntu Core devient de plus en plus léger et nous travaillons beaucoup avec ARM pour l'optimiser.
Sur ce marché nous avons vraiment besoin d'un véritable standard mais les consortiums ne sont pas vraiment capables d'en choisir un. C'est très cher et ils ne se mettent pas d'accord sur le fonctionnememnt. La fondation LiMo a essayé mais cela n'a pas marché. MeeGo s'est présenté comme un OS standard mais cela n'a pas non plus fonctionné. Cependant je pense que le coeur d'Ubuntu pourrait être ce standard. Tout d'abord, c'est gratuit. C'est moins cher que LiMo et les gens pourraient l'utiliser sans pour autant payer de droits de licence. Par ailleurs, les développeurs y sont très familiers. Et puis ARM travaille très dur pour faire en sorte que cela soit un standard.
Et du point de vue de l'expérience utilisateur ?
M.S : Il serait possible de mettre une interface d'Android ou une interface de MeeGo ou pourquoi pas Unity. Reste à savoir si ces interfaces seront développées pour toutes ces plateformes.
Que pensez d'Android ? N'est-ce pas finalement le standard sur le marché de Linux mobile ? Sont-ils trop fermés à votre sens ?
M.S : Android est très populaire. Je pense que l'on devrait reconnaître le travail de Google. Android est bien open source. C'est open source en tant qu'atout économique. Aussi je pense que l'on doit distinguer les sentiments que l'on peut avoir vis-à-vis d'une société et les termes légaux encadrant un produit. Si nous distributuons Android en open source alors il est complètement open source. Après Google a la possibilité de faire autre chose avec et peut le contrôler. Certains n'apprécient pas mais en vérité Android est bien open source et c'est très bien.
Donc vous pensez qu'Ubuntu pourrait s'avérer plus populaire qu'Android ?
M.S : Je pense qu'il serait plus intéressant pour GNU/Linux d'avoir une base universelle et c'est la raison pour laquelle je pense qu'Ubuntu Core est très intéressant. Android a été conçu pour les appareils embarqués. Il y a eu plusieurs compromis et différentes personnalisations. Et en quelques sortes cela a apporté certaines limites. Si on peut faire tourner Android sur la TV, voudriez-vous vraiment l'installer sur un ordinateur portable ? Tout les portables tournant sous Android que j'ai vus étaient minables. Voudriez-vous l'installer sur un serveur ? Ou sur une infrastructure de cloud computing ? Probablement pas. Mais si vous pouvez avoir Ubuntu sur votre téléphone alors vous aurez une plateforme universelle.
Et la télévision connectée, est-ce un marché qui vous parle ?
M.S : Oui tout à fait. Je pense que la télévision est un écran très important. Je pense qu'il y a beaucoup d'oppotunités.
Crédits : OMG Ubuntu
Que pensez-vous des récents discours remettant en cause le cycle de développement de 6 mois ?
M.S : Je pense que les propos de Scott James Remnant reflètent un vrai intérêt général. Il n'y a pas que lui qui est intéressé par l'idée de proposer des mises à jour imminentes. D'un autre côté nous avons des gens pour qui le cycle de 6 mois est trop rapide. Ils estiment que nous devrions publier les nouvelles versions tous les ans, tous les deux ans voire tous les trois ans. Plutôt que de choisir l'une ou l'autre proposition, je pense qu'il est plus intéressant de comprendre les motivations de chacun.
Plusieurs types de logiciels changent très rapidement en ce moment. Du côté client prenez par exemple les mises à jour de Firefox et de Chrome. Du côté serveur, OpenStack a également changé son cycle. Cependant si vous prenez en compte le déploiement de plusieurs milliers de postes sur Ubuntu, il est impossible de faire cela tous les mois. Donc je pense qu'avec ses propos Scott souhaitait plutôt ouvrir un débat sur les manières dont nous pouvons nous préparer plus rapidement aux mises à jour. Finalement, plutôt qu'une publication mensuelle d'Ubuntu, je pense que nous allons trouver le moyen de ne mettre à jour que certains composants en donnant le choix à l'utilisateur.
Est-il véritablement important pour vous d'avoir des logiciels open source embarqués au sein d'Ubuntu ?
M.S : Pour nous il s'agit vraiment de savoir ce qui sera meilleur pour le client final. Je pense qu'il est très important qu'Ubuntu représente les valeurs du logiciel libre. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas embarqué Flash ou des logiciels de ce type même s'ils sont vraiment des sortes de standards. Je veux dire, ils sont là, ils sont gratuits, ils sont supportés alors pourquoi ne devrions-nous pas les choisir ? Simplement par principe.
En même je ne vois pas l'intérêt de dénigrer des gens simplement parce qu'ils ont moins de connaissances techniques. Parfois je suis assez irrité lorsque quelqu'un m'envoie un email en me disant que je suis trop ouvert au logiciel propriétaire et que je ne devrais pas dire qu'il est important d'avoir Flash. Alors je leur demande : "avez-vous installé Flash sur votre système ?". Ils me répondent "Oui". Du coup je leur demande : "Mais alors pourquoi cela ne vous gêne-t-il pas ?". Et l'on me répond "parce que je peux l'installer via apt-get". Bien mais qu'en est-il de leurs amis ? Est-ce simplement une manière de montrer combien ils sont intelligents ? Il y a très peu de gens, même au sein des fervents défenseurs de l'open source qui n'ont jamais touché un logiciel propriétaire. Je trouve qu'il est un peu hypocrite de dire : "Il n'y a pas de problèmes pour moi parce que je sais comment faire mais nous devons rendre la tâche difficile pour tout ceux qui ne savent pas comment s'y prendre".
Et parfois les gens me critiquent parce qu'ils pensent que je suis trop gentil avec les éditeurs de logiciels propriétaires. Franchement je ne crois pas, je pense plutôt que je suis réaliste sur la manière dont le monde fonctionne.
En terme de services Internet, après Ubuntu One ou le service de musique en streaming, comptez-vous développer cette activité ?
M.S : Nous avons déjà la synchronisation de données via laquelle vous pouvez sauvegarder vos favoris, vos contacts et vos notes entre plusieurs ordinateurs. C'est très important parce que de plus en plus les gens vivent dans un monde très connecté et avec de plus en plus d'appareils diversifiés.
L'une des approches est celle de Chrome où toutes les données sont hébergées à distance. Je trouve cela très intéressant. Cependant en pratique je pense que les gens voudrons continuer à utiliser les applications locales, et ces dernières nous donnent un bon point de départ.
A propos de l'interface Unity, qu'avez-vous pensé des critiques formulées par les utilisateurs ?
M.S : Je pense que l'avenir du PC sera très différent et nous travaillons depuis longtemps sur des interfaces qui représenteront réellement ce futur en étant plus malléables, plus mobiles et adaptées aux écrans tactiles. De tous les projets qui existent comme KDE ou Plasma, je pense que Unity est vraiment l'interface la plus tournée vers l'avenir. Pour moi c'est donc une interface sur le long terme pour Ubuntu.
Mais ce n'est pas qu'une opinion personnelle. Nous pratiquons des tests. Nous présentons aux gens plusieurs interfaces et après les avoir essayées, ils préfèrent généralement Unity. Pas tout le temps, mais cela est vrai pour la vaste majorité. Et oui il y a quelques petits problèmes mais fondamentalement leur choix s'est porté vers cette interface.
Par ailleurs si nous voulons que Unity soit installée par défaut sur 12.04, qui sera une version LTS, il nous fallait donc l'embarquer au sein de la version 11.04 (NDLR : pour corriger les problèmes avant son introduction au sein d'une version à support étendu). Cela a été rapide et pas très facile. Cela a été d'autant plus difficile que GNOME a également changé radicalement. Nous avons essayé de nous accorder avec eux sur certains composants mais la collaboration n'était pas facile et si vous ne pouvez pas collaborer alors il ne vous reste plus qu'à travailler sur votre propre plateforme. Aussi ce qui a été difficile au sein de la version 11.04 c'est que nous ne pouvions pas mettre à la fois GNOME Shell et Unity 1.0 au sein de la même plateforme. Mais nous aurons ça pour la 11.10 donc vous aurez la possibilité d'utiliser GNOME Shell si vous le souhaitez.
Pour certains Unity donne l'impression de cibler un autre public, peut-être un peu moins "geek" et avec moins de flexibilité...
M.S : D'un autre côté, Linus Torvald disait qu'il ne supportait pas GNOME Shell parce que ce n'était pas assez flexible. 11.04 a été la version d'Ubuntu la plus rapidement adoptée. Donc c'est assez marrant parce que si cette version a été très controversée avec plein d'excitation, des gros titres dans la presse et des désaccords, il n'en reste pas moins qu'en terme de statistiques davantage de personnes préfèrent Unity plutôt que l'ancienne version de GNOME, ou que GNOME Shell ou Plasma.
Avec Windows 8 Microsoft s'engage réellement dans le HTML5, l'idée d'un framework s'appuyant sur les nouvelles technologies du web vous intéresse-t-elle ?
M.S : Absolument. Le HTML5 trouve véritablement sa place sur Ubuntu. Nous pouvons faire des applications web aussi bien qu'avec Chrome ou Windows. Je trouve cela fantastique.
Où voyez-vous le système Ubuntu dans cinq ans ?
M.S : Pour nous les deux axes principaux sont d'une part part la mobilité avec les smartphones et les tablettes. D'ailleurs le HTML5 jouera un rôle important puisque cela vous permet de développer sur plusieurs terminaux. Puis il y a le "cloud" qui permet de ré-inventer l'infrastructure des entreprises. Et à chaque fois que les gens ré-inventent leurs infrastructures, ils ont un nouveau regard et sont généralement prêts à se tourner vers nous.
Sauriez-vous me dire quelle est la part de marché d'Ubuntu sur PC ?
M.S : C'est assez difficile à estimer. Je pense que c'est seulement 1 ou 2%, ce n'est pas beaucoup. Mais cela représente des millions d'utilisateurs, peut-être une vingtaine de millions. Nous enregistrons entre 50 et 100% de croissance chaque année. Du moment que notre croissance est plus rapide que celle de Windows...
Y a t-il des marchés qui se sont récemment développés pour Ubuntu ?
M.S : La Chine devient un marché de plus en plus important. Là-bas, tous les ans il y a des millions de PC achetés sur lesquels Ubuntu est préinstallé. D'ailleurs cela doit être notre plus gros marché pour les versions OEM d'Ubuntu. Après je pense que c'est l'Inde et le Brésil.
D'ailleurs il fut un temps où nous trouvions un peu plus facilement des machines accueillant Ubuntu par défaut...
M.S : A l'heure où le netbook était populaire, les distributeurs étaient prêts à changer la donne du marché. Mais Microsoft s'est montré agressif sur les prix et a étendu le cycle de vie de Windows XP. Cela a été une vraie source de tensions. Il arrivera un moment ou Windows XP devra disparaître, la question est de savoir ce qui lui succédera. Cela n'a pas été facile pour Microsoft sur le plan financier. Il fallait soit casser le prix de Windows soit risquer que Linux s'empare du marché.
Je vous remercie.
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