Si je vous dis Another World, Flashback ou Moto Racer, vous me répondrez sans aucune hésitation « Delphine Software », et si ce n’est pas le cas… vous devriez avoir honte ! Non, plaisanteries mises à part, ces trois titres font assurément partie des productions françaises les plus populaires des années 90. Elles sont à l’origine de l’incroyable popularité d’un éditeur qui n’a pourtant distribué qu’une quinzaine de titres durant sa (trop) courte existence.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Malgré un vaste vivier de créatif en France et une touche reconnue à travers le monde, rares sont finalement les entreprises françaises du jeu vidéo ayant véritablement marqué leur époque ou les esprits. Il y a quelques semaines nous évoquions le cas très particulier d’Ère Informatique / Cryo Interactive, aussi nous ne pouvions faire l’impasse sur un autre grand nom du jeu vidéo français des années 90 : Delphine Software. Hélas pour nous, la société a connu le même succès fulgurant et la même (triste) fin ; mais commençons par le commencement…
Un peu d’action et beaucoup d’aventures
Aux origines de Delphine Software, vous serez sans doute surpris d’apprendre que l’on trouve un casse-briques, mais pas n’importe lequel. Il s’agit en effet du monumental Arkanoid, icône des années 80 et véritable référence du genre.
Pourquoi Arkanoid ? me direz-vous, alors que l'on ne retrouve personne de chez Delphine Software au générique du jeu signé Taito. Il faut plutôt regarder du côté de Tonic Tile, pour lequel on repère les noms de Jean Baudlot, Denis Mercier et Paul Cuisset. Or, Tonic Tile, c’est pour ainsi dire un calque d’Arkanoid, mais à l’époque et à de rares exceptions près, on était moins regardant sur le respect de la propriété intellectuelle. Cette fois, si les premiers développeurs ne vous disent pas grand-chose, les souvenirs vous reviennent sans doute à l'évocation de Paul Cuisset…
Mignon tout plein, Tonic Tile est une repompe intégrale d'Arkanoid © Atari Greenlog
Après le fameux casse-briques, toujours avec la même équipe et suite à quelques adaptations de jeux d'arcade sur Atari ST, Paul Cuisset décide de lancer son propre studio. Pour l’occasion, il trouve une oreille attentive, celle de Paul de Senneville, lequel est déjà à la tête du groupe Delphine Production, notamment connu pour sa section musicale fondée en 1974.
Delphine, c’est le prénom de la fille ainée de Paul de Senneville et, logiquement, le département jeu vidéo est baptisé Delphine Software. Malgré la jeunesse et la petite taille de l’équipe, les deux premiers projets du studio sont déjà ambitieux. Trop peut-être. Entre Bio Challenge et Castle Warrior, les développements sont délicats et prennent plus de temps que prévu, mais les résultats encourageants permettent à la boîte de poursuivre.
Les vrais débuts de Delphine Software sont marqués quelques mois plus tard par la sortie, en 1989, de Future Wars - Les Voyageurs du Temps en français. Si Bio Challenge avait déjà fait couler un peu d’encre grâce à son animation et sa bande originale, c’est bien le jeu d’aventure qui va propulser Delphine Software sur le devant de la scène.
À l’époque, il semble pourtant risqué de se lancer sur un tel créneau alors que Sierra On-Line domine ce genre de la tête et des épaules, et que son concurrent principal n’est autre que LucasArts. Delphine Software parvient pourtant à se faire sa place sur ce segment grâce à son personnage de laveur de carreaux sans histoire, qui découvre, dans le bureau de son chef de service, une machine à remonter le temps.
De fil en aiguille, nous apprenons que notre petit laveur de carreaux dispose, avec cette machine, du seul moyen d’éviter la fin de l’espèce humaine, menacée par une race extra-terrestre qui utilise, elle aussi, la machine à remonter le temps pour asservir l’humanité. Au-delà du seul scénario – au demeurant bien ficelé – Les Voyageurs du Temps se démarque par sa réalisation léchée, avec des planches très détaillées, une bande son remarquable et un gameplay plus souple que celui des fameuses aventures Sierra On-Line. À ce niveau, Delphine Software n’est pas loin de faire jeu égal avec LucasArts et le studio se trouve récompensé par le Tilt d’Or 1989 du meilleur jeu d’aventure / de la meilleure musique ainsi que les 4 d’Or 1989 du meilleur jeu d’aventure / meilleur jeu français. Pas mal pour une boîte d’à peine un an, non ?
Entre John Glames et Lester Chaykin
À l’époque, les jeux se développaient autrement plus vite qu’aujourd’hui et seulement un an après la sortie des Voyageurs du Temps, Delphine Software est de retour pour une autre aventure type point & click, même si l’appellation n’est pas encore entrée dans les mœurs.
Operation Stealth met en scène un super agent du nom de John Glames. Appartenant à la CIA, il doit remonter la piste du plus incroyable des « vols ». En effet, le Stealth – un avion de combat furtif ultra-moderne – vient d’être dérobé au nez et à la barbe du Pentagone. Ça fait mauvais genre. John Glames doit donc remonter une piste qui le mène d’abord au Santa Paragua, un pays fictif d’Amérique du Sud dirigé de main de fer par un dictateur visiblement impliqué dans la disparition de l’avion.
Objectivement, Operation Stealth ne révolutionne pas le concept du jeu d’aventure et repose sur un squelette assez proche de celui des Voyageurs du Temps. C’est sans doute ce qui explique une sortie aussi rapide. En revanche, plus rythmée, plus drôle et plus enlevée, cette nouvelle aventure est aussi plus accessible que la précédente. On sent que Delphine Software maîtrise mieux son interface à base de verbes que l’on appelle avec le bouton droit de la souris et que les développeurs sont plus à l’aise dans la conception des énigmes, des puzzles. Operation Stealth se démarque effectivement des autres point & click de l’époque par une difficulté moins élevée et la présence de petites séquences « action » qui viennent renouveler avec bonheur une aventure lorgnant à la fois les films de James Bond (« Mon nom est Glames. John Glames ») et une atmosphère bande-dessinée.
Un changement esthétique logique puisque c’est Michèle Baqué (Adidas Beach Volley) qui œuvre sur l’aspect graphique des choses. Éric Chahi, lui, après avoir dessiné Les Voyageurs du Temps, est alors occupé par un autre projet, ou plutôt par LE projet de Delphine Software. Une transition toute trouvée pour évoquer le cas Another World que les Américains connaîtront sous le titre Out of this World.
Nous sommes en 1991 et, il n’est pas exagéré de dire que le jeu vidéo va connaître une petite révolution avec la sortie des aventures de Lester Chaykin. Tard dans la nuit, le professeur Chaykin se rend à son laboratoire pour quelques tests. Au lancement de la première expérience, la foudre s’abat sur son installation, la détruisant et projetant l’infortuné Lester dans un autre monde.
La remarquable introduction d'Another World sur Amiga © AmigaStuffVids
Cet événement est raconté dans une séquence d’introduction qui fera date, grâce à l’utilisation de la 3D et du rotoscoping : on relève, image par image, les contours d’une scène filmée en prise de vue réelle pour aboutir à des mouvements réalistes. Dans le cas d’Another World, Éric Chahi avait filmé le déplacement d’une petite voiture pour figurer la Ferrari de Lester ! Pour le reste, Another World mêle action et plateformes de manière très linéaire. Sur chaque tableau, une énigme est posée au joueur qui doit la résoudre pour progresser dans l’aventure : échapper à une bête féroce, se libérer d’une cage, éviter les tirs de vilains-pas-beaux…
La difficulté était élevée et les contrôles pas toujours évidents à maîtriser, mais l’ambiance qui se dégageait de cette réalisation entièrement en 3D et une bande-son impressionnante ont permis à Éric Chahi de rencontrer un très large succès.
Dans cette interview, Érich Chahi qui revient sur le projet Another World © DeLaCAventuras
Flashback : la consécration internationale
Si les jeux précédents ont déjà permis à Delphine Software de se faire connaître, même au-delà des frontières françaises, Another World a fait basculer le studio dans une autre dimension… sans mauvais jeu de mots !
Peu de temps après sa sortie, l’éditeur revient au jeu d’aventure avec Croisière pour un Cadavre, une enquête policière à bord du navire du richissime Niklos Karaboudjan. L’aventure est difficile, avec un système de gestion du temps redoutablement efficace. Il est aussi amusant de souligner que le succès aura finalement été plus important en dehors de la francophonie, alors même que le jeu multiplie les références à la bande dessinée franco-belge, plus précisément à l’album de Tintin et le Crabe aux pinces d’or : le propriétaire du bateau ne porte pas ce nom par hasard et la contrebande est planquée dans des boîtes de conserve.
Complètement subjectif : l'intro de Croisière pour un Cadavre est l'un de mes meilleurs souvenirs Amiga © AmigaMuseum
Là encore, le succès est au rendez-vous, mais Croisière pour un Cadavre est moins novateur qu’Another World et, logiquement, Paul Cuisset va alors s’inspirer de l’œuvre d’Éric Chahi pour son projet suivant qui constituera LA référence chez Delphine Software : Flashback. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil aux plateformes concernées par un projet d’abord pensé pour l’Amiga et l’Atari ST (1992) : PC-DOS, Megadrive, SNES et 3DO en 1993, CD-I, Acorn, FM-Towns, Mega-CD et PC-98 en 1994 puis Macintosh et Jaguar en 1995. Toutes les machines de l’époque ont ainsi eu droit aux aventures de Conrad B. Hart, agent du bureau d’investigations Galaxia et amnésique qui se réveille au milieu de la jungle avec comme seules possessions son pistolet et un holocube lui demandant de rejoindre la ville de New Washington.
Nettement inspiré de We Can Remember It for You Wholesale, œuvre de Philip K. Dick également reprise en 1990 par Paul Verhoeven pour son Total Recall avec Arnold Schwazenegger, Flashback nous confronte à un vaste complot ourdi par des extra-terrestres infiltrés au sein de la population de la ville. Le jeu repose sur le modèle d’Another World, mais en développe le concept. Comme le professeur Chaykin, Conrad est représenté de profil dans un monde en 2D, une fois encore, il est surtout question d’enchaîner des tableaux proposant de nouvelles énigmes, de nouveaux pièges. En ce sens, la structure rappelle donc Another World, lequel reprenait déjà le concept des Karateka et Prince of Persia de Jordan Mechner. Flashback pousse le concept beaucoup plus loin.
Longplay de Flashback sur Amiga : le jeu n'a pas pris tant de rides © AL82 Retrogaming Longplays
Les tableaux ne se limitent plus à une planche graphique et s’étalent sur de multiples écrans tant en largeur qu’en hauteur. Fondamentalement, Conrad reprend les mouvements proposés dans ses modèles – il peut marcher, courir, sauter, s’accrocher, grimper, utiliser des ascenseurs, une arme à feu… – mais ses animations sont encore plus complètes, encore plus fluides. Jamais, nous n’avions vu un personnage de jeu vidéo se déplacer de manière aussi réaliste, avec autant d’aisance. Pour la première fois aussi, on peut résoudre les énigmes de différentes manières et, bien plus longue que les références évoquées précédemment, l’aventure peut en quelque sorte être « sauvegardée » : au début de chaque niveau, on se voit confier un code que l’on peut entrer au lancement de la session suivante.
Fade to Black et la (pas si lente) descente aux enfers
Jeu de plateforme à part entière, Flashback marque les esprits par son animation bien sûr, mais aussi par ses combats plutôt malins qui mêlent astucieusement utilisation de tirs et d’un générateur de bouclier pour se protéger. Flashback est également resté dans les mémoires pour tout ce qui constitue son habillage. Tout en reprenant les atouts d’Another World, il magnifie le rendu visuel et dispose d’une bande-son impressionnante.
Enfin, le jeu de Paul Cuisset marque les esprits par son côté « cinématique » encore plus soutenu que sur les précédentes productions Delphine Software. Comme rarement sur un jeu de plateformes, on s’intéresse au scénario, mais à aucun moment on a l’impression que cette histoire prend le pas sur l’action. L’alchimie est parfaite.
Nous ne sommes qu’en 1992 et c’est pourtant déjà une espèce de chant du cygne pour Delphine Software, qui ne retrouvera jamais cette alchimie. Les trois ans qui vont suivre sont l’occasion de produire un anecdotique Shaq-Fu sur consoles et, surtout, d’œuvrer à Fade to Black, la suite de Flashback, qui se concrétise en une certaine déception - quoique les avis sur la question sont très partagés. Fade to Black reprend l’histoire là où Flashback l’avait laissée. Après avoir éliminé la menace extra-terrestre, Conrad s’enfuit à bord d’un vaisseau spatial qu’il dérobe, mais n’ayant aucun moyen de savoir où il se trouve, il se cryogénise et dérive 50 longues années durant avant d’être récupéré par… des extra-terrestres de la race qu’il avait précédemment affrontée.
Sur le principe, Fade to Black reprend le concept du titre précédent, mais lui applique un traitement 3D complet et c’est peut-être là que le bât blesse : certains joueurs ont loué le côté prouesse technique quand d’autres estimaient que le jeu perdait de son charme, que la 3D rendait l’ensemble plus impersonnel. À sa sortie, il fait malgré tout un carton et les critiques arrivent un peu plus tard, prouvant surtout que la 3D de l’époque allait très mal vieillir. Reste que ce virage vers la 3D n’est pas propre à Delphine Software et le studio français ne fait que « suivre » une tendance de fond en abandonnant complètement la 2D sur ses nouvelles productions. La saga Moto Racer en est l’exemple caractéristique alors que les jeux de courses étaient encore le plus souvent développés en 2D.
Si nous parlions de chant du cygne pour Flashback, l’expression s’applique peut-être davantage pour Moto Racer ,dont la sortie intervenue en 1997 a fait sensation, mais qui n’a devancé que de quelques années la liquidation du studio. Moto Racer, c’est la quintessence de la course typée arcade. Intégralement en 3D donc, le jeu utilise de magnifiques textures – pour l’époque – afin de proposer des motos de course ou de cross, et deux styles de jeu assez dissemblables.
Grâce à la remarquable impression de vitesse qui se dégage de ses circuits, le mode course a toujours eu ma préférence et l’animation y était d’ailleurs assez bizarrement gérée. Pour battre leurs records, nombre de joueurs choisissaient de réduire la drastiquement définition d’image (180 x 120) et de retirer les textures : les temps étaient meilleurs !
Qui a oublié le fameux « new record » pour lequel on se battait comme des damnés ? © Hufflefluffer
L’année suivante, Moto Racer 2 vient enfoncer le clou, mais sans apporter de réelles nouveautés : on aurait tendance aujourd’hui à crier au scandale, mais à l’époque on a surtout loué le travail de développeurs qui ont affirmé leur style… pour la dernière fois. En effet, en l’espace de quelques mois, Delphine Software s’est perdu. En 1999, les Français tentent de concurrencer Diablo avec Darkstone et son univers en 3D. Le résultat graphique est loin de l’œuvre, bitmap, de Blizzard, et le succès n’est pas au rendez-vous. Pire encore, au lieu de lui permettre de se retourner, et malgré le lourd investissement consenti pour sa production, Moto Racer 3 est un fiasco. Notamment poussé par Electronic Arts, Delphine Software lance un jeu loin d’être abouti. Les ventes s’en ressentent immédiatement.
Un des rares éléments du projet Humanity, le dernier de Delphine Software © Delphine Software
Delphine Software n’est alors plus en capacité de se financer, et dépose le bilan en décembre 2002. Plusieurs projets étaient pourtant en cours de développement comme le fameux Humanity qui devait signer le retour du studio vers le genre aventure.
En février 2003, la société est relancée suite au rachat par Doki Denki, mais cela ne donne rien et, en juillet 2004, la liquidation de Delphine Software est prononcée, sonnant également le glas d’Adeline Software, l’autre studio de jeux vidéo lancé par Paul de Senneville, du nom de sa seconde fille, et principalement connu pour Little Big Adventure d’un certain Frédéric Raynal… Mais ça, c’est une autre histoire.