INTERVIEW Clubic - Dans le cadre de la Maddy Keynote 2020, Barbara Belvisi nous présente son projet de village autonome visant à développer, sur Terre, des technologies qui pourraient bien rendre possible la vie ailleurs.
Barbara Belvisi fait partie des étoiles montantes de l'aérospatial français. Du haut de ses 34 ans, la fondatrice et PDG d'Interstellar Lab présente un parcours atypique, guidé avant tout par la passion et l'ambition de vivre ses rêves.
Interstellar Lab, la start-up qu'elle a fondée en septembre 2018, possède deux bureaux, l'un à Station F, à Paris, et l'autre à Los Angeles. Grâce à elle, Barbara Belvisi lorgne sur le secteur du new space, avec la volonté de bâtir des villages terrestres autonomes (Ebios) destinés à la planète et à l'exploration spatiale, sous la forme d'habitats bio-régénératifs.
Et en un peu plus d'un an, le chemin parcouru est plus qu'honorable : il est prometteur. Partenariat avec la NASA, conseil d'administration composé de pointures, business model qui tient la route, Interstellar Lab (on vous laisse deviner comment Barbara Belvisi a trouvé le nom) se lance à un moment où les projets aérospatiaux deviennent de plus en plus concrets.
Pour en savoir plus sur Intestellar Lab, nous avons interviewé Barbara Belvisi, à l'occasion de la Maddy Keynote 2020 qui a lieu les 30 et 31 janvier à Paris, avec laquelle nous sommes revenus, dans une première partie, sur la naissance de la start-up, avant de parler plus longuement d'Ebios. Dans une troisième partie, nous avons évoqué le modèle économique de l'entreprise et posé, enfin, quelques dernières questions à notre interlocutrice passionnée. Interview.
Partie 1 : la naissance d'Interstellar Lab
Clubic : Barbara Belvisi, comment avez-vous mis sur pied Interstellar Lab et le projet Ebios (Experimental BIOregenerative Station) ?Barbara Belvisi : Enfant, j'étais passionnée d'espace, je faisais des exposés pour expliquer à mes petits camarades le fonctionnement du système solaire, les différents systèmes de plantes, la biodiversité... Du haut de mes 10 ans, j'étais déjà complètement passionnée par ces sujets.
Lorsque j'ai quitté ma précédente structure, j'ai essayé de dégager les problématiques que nous avions dans la production de nourriture, le recyclage de l'eau et celui des déchets. Je me suis isolée pendant six mois, six mois durant lesquels j'ai étudié ces systèmes et les nouvelles innovations dont on avait besoin.
« Les choses dont on a besoin pour aller vivre sur une autre planète, nous en avons aussi besoin sur Terre »
En quittant ma précédente boîte, j'ai racheté tous les bouquins que j'adorais gamine : architecture, planète, climat, système solaire etc. Je me demandais comment il serait possible pour moi de contribuer à l'exploration spatiale et aider à découvrir de nouvelles planètes tout en cherchant à trouver des systèmes dont on avait besoin sur Terre. Je me suis dit que les choses dont on a besoin pour aller vivre sur une autre planète, nous en avons aussi besoin sur Terre. La question était : comment rassembler les deux ?
J'ai continué à bosser pendant six mois, toute seule. J'ai débarqué à Los Angeles et parlé à deux ou trois personnes que je connaissais qui ont pu me présenter à des membres de la NASA, de chez SpaceX ou de Blue Origin. J'ai reçu un gros soutien, qui m'a donné le courage de commencer l'aventure, ce qui n'était pas simple quand vous n'êtes pas scientifique ni ingénieure ni astrophysicienne. Ce fut plus délicat en France. Quand j'avais 27 ans et que je voulais créer un fonds d'investissement spécialisé sur la robotique et le hardware (Ndlr : Hardware Club), on s'est un peu moqué de moi. Puis finalement, je l'ai fait trois ans plus tard. Pour Interstellar Lab, c'est la même chose. Aux États-Unis, l'approche sur ces sujets est bien plus pragmatique. Quand on arrive avec un esprit entrepreneurial, une idée, une mission, les gens vous écoutent et vous donnent les clés pour y arriver. J'ai prouvé que j'étais capable de tenir des conversations avec les ingénieurs les plus médaillés de la NASA, dont certains sont aujourd'hui mes conseillers.
« Nous espérons ouvrir un village à destination du grand public en 2021, et voulons construire des stations pouvant accueillir jusqu'à 100 personnes »
Combien de temps vous a-t-il fallu pour faire émerger le projet ?
Entre novembre 2017 et février 2018, j'étais tournée vers les systèmes de recyclage sur la Terre. En février 2018, lorsque les boosters de SpaceX sont revenus et qu'Elon Musk a changé l'industrie aérospatiale (car on pouvait réutiliser les boosters sur les fusées), c'est à ce moment-là que j'ai accéléré. Je suis partie à San Francisco et Los Angeles en avril 2018, et j'ai créé la société, comme vous le disiez, en septembre. Les mois les plus intenses ont été pour moi d'avril à août 2018.
Partie 2 : Interstellar Lab et son village autonome : Ebios
Le projet est celui de la construction d'un village autonome, sous cloche, dans le désert de Mojave près de Los Angeles. Vous planifiez de construire une dizaine de villages un peu partout dans le monde, peut-être même en France ou en Suisse. Quel est le calendrier ?Interstellar Lab construit le cœur des technologies de production de nourriture, de recyclage de l'eau et des déchets. Nous déposons des brevets sur ces technologies. Ces systèmes-là vont être placés à l'intérieur de toutes les stations que nous allons développer. Chaque station sera partenaire avec une agence aérospatiale. Pour les USA, nous travaillons avec le Ames Research Center, de la NASA, basée du côté de Moutain View à San Francisco, et avec le Kennedy Space Center en Floride. En Europe, ce sera avec l'ESA etc.
Nous opérerons ensuite les villages comme des Center Parcs de la science. Nous sommes à la fois le designer et l'ingénieur de ces stations, et l'opérateur puisque nous allons nous occuper des programmes et missions.
Avant de débuter la construction de stations réservées, chacune, pour une centaine de personnes, nous débutons par le module de test, pensé pour 5 personnes. La construction débutera au mois de mai et le module devrait être opérationnel à partir du mois de septembre. Notre équipe, mais aussi des explorateurs et astronautes pourront s'enfermer avec nous dans la station pour qu'on puisse finaliser les différents éléments entre septembre et décembre. Nous espérons ouvrir un village au grand public en 2021. Tout va dépendre des résultats du test mené en fin d'année.
Quels lieux sont visés pour le grand public ? On imagine que ces derniers doivent réunir un certain nombre de conditions.
Il faut qu'ils soient proches et loin des villes (rires), plutôt entre une et deux heures d'une grande métropole. Nous visons des points géographiques sur Terre qui permettent de tester différentes choses. Il y a aura peut-être une mission en Antarctique, qui sera plutôt destinée aux scientifiques. Les trois premières stations, elles, sont prédestinées à un mélange de grand public et de scientifiques, avec une spécialisation qui va plutôt être les systèmes d'eau et de production de nourriture.
« Nous voulons recréer des environnements dans lesquels on trouve beaucoup de plantes »
Quelle sera l'architecture basique d'un village d'une centaine de personnes ?
Il faut s'imaginer de grands dômes avec beaucoup de verdure à l'intérieur. Nous voulons recréer des environnements dans lesquels on trouve beaucoup de plantes, puisque ce sont elles qui permettent de gérer l'apport en oxygène, le traitement du CO2 et la production de nourriture. Il faut aussi pouvoir recycler différents composants que l'on retrouve dans des fusées. Il y aura également des matériaux en impression 3D, qui vont être basés sur des éléments du sol mélangés avec des résidus organiques.
Dans les structures, un parallèle peut être fait avec la science-fiction. Les systèmes d'habitat que l'on appelle des fleurs pour leur côté organique dans le design, ressemblent à de petits vaisseaux. Au milieu de chaque fleur, vous aurez une serre à l'intérieur de laquelle on retrouve un système de plantation basé avec du sol et avec tout un système aéroponique. Tout cela est rattaché aux structures d'habitation. Il y aura trois systèmes d'habitation séparé, destinés à trois équipes avec trois profils différents : astronaute, scientifique et construction. Chaque habitat aura son propre système de production de nourriture.
Au centre du village sera installé le système de traitement d'eau qui est un dôme gigantesque avec énormément de plantes à l'intérieur. Derrière, on retrouve le centre scientifique avec le laboratoire, le centre de musique et de détente et un centre d'entraînement sportif.
« Nous réutilisons des propriétés que l'on retrouve dans la nature et dans les plantes »
Dans le design, cela fait d'ailleurs un peu penser à l'Eden Project....
Je trouve cela magnifique. Il y a des similitudes dans le design, mais les matériaux ne seront pas les mêmes. Tout le travail de recherche fait là-bas est important, c'est une belle organisation.
En quoi consiste justement un habitat bio-régénératif ?
Cela va au-delà du recyclage. On réutilise et on remet dans un cycle vertueux chacun des éléments qui permettent de maintenir la vie. Notre approche est bio-régénérative, car on remet la biologie dans le système. Typiquement, nous réutilisons des propriétés que l'on retrouve dans la nature et dans les plantes. Nous remettons les plantes au cœur du système et les mixons avec différentes technologies pour permettre cette régénération.
Ce qui est hyper intéressant avec ce projet est qu'il se destine autant à développer la vie ailleurs qu'à améliorer la vie sur Terre, avec des séjours proposés au public. C'est relativement inédit...
Si l'on compare les systèmes qui servent à préparer à la vie sur d'autres planètes, comme Mars Desert Research Station ou des bases en Antarctique, ils sont à destination de scientifiques. Il faut justifier son séjour sur place.
« Nous développons un business model qui va nous permettre de tester plein de technologies sur les dix prochaines années tout en ayant des revenus »
Il y a un deuxième type d'acteurs sur le marché, dont un en Espagne, Astroland, et trois bases qui ont ouvert en Chine, qui se destinent uniquement au grand public.
Avec Ebios, nous sommes à la croisée des deux. La seconde différence est que nous sommes sur des systèmes écologiques fermés où l'on va replacer les plantes au cœur du système. Nous voulons aussi faire vraiment évoluer la station, passer de 5 à 50 personnes, puis à 100 et au-delà, là où les autres projets et expérimentations n'incluent qu'entre 5 et 10 personnes.
Partie 3 : Interstellar Lab : un modèle économique synonyme de pérennité ?
On a compris que l'idée n'était pas utopiste mais qu'il y a une réelle stratégie commerciale, ce qui est d'ailleurs bien différent de la stratégie de la Mars Society par exemple. Vous vous préparez vraiment à assurer votre pérennité.En termes de business model, nous sommes vraiment un genre de Pierre & Vacances du futur. Nous avons un terrain, on construit dessus du bâti qui est hyper technologique mais qui au final ne coûte pas plus cher que de développer un hôtel de luxe, et ensuite, derrière, nous vendons des séjours à la fois pour les scientifiques et pour le grand public. C'est un business model qui va nous permettre de tester plein de technologies sur les dix prochaines années tout en ayant des revenus, ce qui fait que nous ne sommes pas dans un mode de financement similaire à ceux des autres acteurs, qui fonctionnent avec un mode qui peut être associatif, basé sur des dons ou du financement public. C'est là que Blue Origin, Virgin Galactic et SpaceX sont pertinents.
Sur les dix prochaines années, nous avons un business model terrestre facile à assimiler pour les investisseurs. Et dans dix ans, nous aurons un actif intéressant et pourrons nous positionner comme un acteur proposant des solutions sur Terre et préparé à partir dans l'espace.
« Les séjours des scientifiques coûteront entre 10 000 et 20 000 euros. Ceux du grand public, plus autour de 3 000 euros la semaine »
A-t-on déjà une idée du prix que coûtera un séjour dans l'un de vos villages ?
Les séjours pour nos scientifiques, qui auront à leur disposition un laboratoire et de nombreux équipements, coûteront naturellement plus cher, autour de 10 000 à 20 000 euros la semaine, en fonction de ce à quoi ils ont accès et des programmes de recherche. Ce sont aussi des séjours qui peuvent être subventionnés par leur organisme de recherche.
Pour le grand public, nous serons plutôt autour de 3 000 euros la semaine tout inclus, ce qui reste assez élevé comme tarif. Mais nous avons différentes idées en tête, comme mettre en place par exemple des programmes réservés aux étudiants, où les semaines seront plus abordables.
Nous avons l'espoir de diminuer les tarifs d'ici quelques années.
Avez-vous déjà été approchée par des agences de voyage ou des compagnies touristiques qui voudraient développer une nouvelle forme de tourisme ?
Pas par des agences de voyage, mais par des investisseurs dans l'hôtellerie, car le projet représente un beau modèle financier pour eux.
Nous développerons une stratégie commerciale et marketing, mais sur les deux ou trois premières stations, nous gérerons tout en interne je pense.
« Des investisseurs dans l'hôtellerie sont intéressés, car le projet représente un beau modèle financier pour eux »
Vous avez scellé un partenariat évident avec la NASA. Quels sont les autres partenaires ?
Nous discutons avec l'Agence spatiale européenne (ESA) et d'autres agences spatiales. Il y a également des discussions avec certaines universités. Typiquement, il y a un partenariat avec une université et une agence aérospatiale sur chaque station. C'est aux USA que les choses avancent le plus vite. L'idée est de collaborer sur la recherche avec différents instituts.
Concernant les investisseurs, que pouvez-nous nous dire ?
Au départ, j'ai financé la société. Ensuite, trois business angels me soutiennent depuis le tout début : Bruno Maisonnier, le fondateur d'Aldebaran qui a revendu à Softbank et qui est le fondateur de la start-up AnotherBrain, qui travaille sur l'intelligence artificielle ; Charles-Édouard Bouée, qui est l'ancien CEO de Roland Berger et chevalier de la légion d'honneur et Michel Bonin, un entrepreneur lyonnais, médecin de formation spécialisé sur tout ce qui est robotique et médical.
« Des collaborateurs à consonance internationale, avec plusieurs nationnalités »
Combien de collaborateurs comptez-vous au sein d'Interstellar Lab
Actuellement, nous sommes une équipe internationale de 7 collaborateurs, à consonance internationale avec différentes nationalités : française, américaine, russe, italienne et turque. C'est génial, car nous avons plusieurs approches différentes. Dans les profils, nous avons du scientifique, du doctorant en sciences environnementales, de l'ingénieur matériaux, de l'ingénieur simulation, deux ingénieurs en aérospatiale. À partir de cette semaine, nous doublons l'équipe avec un autre ingénieur en aérospatiale, un architecte en aérospatiale, un autre spécialiste des matériaux et une ingénieur en provenance de Safran. En termes de nationalité, nous avons une Turque en plus, une Grecque, un Américain... Et nous sommes assez naturellement tout proche de la parité hommes-femmes.
Partie 4 : Pour aller plus loin...
Lors de la Maddy Keynote, vous interviendrez le jeudi 30 janvier entre 13h30 et 13h50 lors d'une session appelée First Man, avec quels objectifs ? Conclure des partenariats par exemple ? Sans trop teaser...Pour moi, l'enjeu est d'aller un peu plus dans le détail sur notre activité. Là, je vais être plus technique pour expliquer notre approche sur les systèmes de production de nourriture, de recyclage de l'eau et de traitement des déchets, qui sont au cœur des solutions pour les habitats de demain dont on a besoin sur Terre. L'idée est de rapprocher l'espace et la Terre, il faut que nous puissions créer des ponts entre les deux, car il y a beaucoup de choses dont on peut se servir dans l'aérospatial à appliquer sur Terre, et de le montrer par exemple. Il y a beaucoup de choses à faire sur toutes ces stations, et plein de partenariats possibles, qu'ils soient financiers ou opérationnels, c'est aussi un objectif.
« Sur les cinq prochaines années, vous n'allez plus en pouvoir des voyages dans l'espace »
Vous avez un vrai profil d'entrepreneuse puisque vous êtes co-fondatrice de Hardware Club membre fondateur de l'incubateur The Family, entre autres. Vous ne vous reposez pas beaucoup...
Vous savez, je n'ai pas fait d'école d'ingénieur. J'étais au niveau en maths, en bio, en chimie, mais au lycée, je ne m'entendais pas vraiment avec ma professeure de physique (rires). Donc même si j'avais de super notes ailleurs, c'était disqualifiant pour faire une prépa ingénieur, à mon grand regret.
Du coup j'ai fait une école de commerce où je m'ennuyais terriblement. Puis j'ai travaillé pour différents fonds d'investissement. J'ai rapidement gravi les échelons dans ce domaine et suis partie pour faire mon propre fonds et accompagner d'autres projets comme The Family ou Hello Tomorrow. Mais au final, tout a un sens. J'ai beaucoup, beaucoup appris de mes expériences passées.
Vous avez dû suivre le test réussi du système d'éjection de Crew Dragon. On note, depuis quelques années, une explosion des tests, des lancements et des expériences. C'est en fait le moment idéal pour se lancer sur le secteur du new space ?
Tout est une question de timing. Le moment où je pars entre deux jobs est celui où SpaceX prouve son business model. Ce que nous vivons aujourd'hui dans l'industrie de l'aérospatial est formidable, puisque nous sommes dans une logique d'installation au long terme. Les nouveaux systèmes de propulsion, qui permettent d'aller dans l'espace à des coûts plus bas, de revenir et de réutiliser les lanceurs ; et la réflexion de construire des bases d'abord lunaires et dans un futur assez lointain des bases martiennes ont permis d'enclencher des dynamiques. Et c'est grâce à des entrepreneurs comme Elon Musk, Jeff Bezos ou Richard Branson, qui sont animés par cette vision d'exploration. Vous verrez, sur les cinq prochaines années, vous n'allez plus en pouvoir des voyages dans l'espace (rires).
C'était le mot de la fin, Barbara. Nous vous remercions sincèrement pour tout le temps que vous avez bien voulu nous accorder aujourd'hui et vous souhaitons de belles aventures, sur Terre ou ailleurs.
Merci beaucoup Alexandre, et merci à Clubic. À bientôt.