Encouragée par le succès des premiers vols de sa navette spatiale, la NASA propose au début des années 80 sa suite logique : une très grande station spatiale permanente. Freedom devait rendre ringardes les stations soviétiques, mais ne verra finalement jamais le jour. Quoique ! Elle a été le brouillon de notre ISS actuelle.
Et les bonnes idées ne manquaient pas.
Écartez-vous, voilà les Américains
1984. Depuis le vol inaugural des navettes STS le 12 avril 1981, les responsables du programme spatial des États-Unis pensent avoir franchi l'étape la plus dure de leur prochaine expansion vers l'orbite, la Lune et Mars. Bien sûr, l'avion orbital est cher à opérer. Mais, bientôt, tout ira mieux : ce sont encore les premières années, il faut maintenant imaginer ce que l'on va pouvoir faire avec ce formidable outil
Pour la NASA, l'avenir est tout tracé, et il passe par une station spatiale habitée en orbite. Un véritable « port d'attache » pour la navette qui ne peut voler qu'une dizaine de jours et qui servira à la fois de laboratoire scientifique, de démonstration technologique, de centre d'entraînement, de plateforme d'observation terrestre et de centre de maintenance pour satellites. Alors, bien sûr, ce sera cher, mais promis, les coûts liés aux navettes vont baisser.
Le président Reagan est d'abord sceptique, mais 1984 est une année de campagne électorale. L'occasion est trop belle de damer le pion aux soviétiques qui sont devenus les « spécialistes des stations spatiales ». La Maison-Blanche donne donc son feu vert. Ainsi, la station s'appellera « Freedom », liberté.
Voir grand
Même si, politiquement, les autorités aimeraient bien voir quelque chose en orbite avant la fin du mandat de Reagan, la mise en service de Freedom est prévue pour 1991. Il faut dire que les concepteurs du centre spatial Johnson n'ont pas produit un design tout simple. La NASA considère qu'avec les trois missions dans la station Skylab au cours de la décennie précédente, elle a assez appris. Pas question donc de progresser par étapes comme l'ont fait les soviétiques avec leurs différentes stations Saliout. D'autant que l'URSS aussi va mettre en place une station avec des modules qui viendront progressivement l'agrandir. Alors, la NASA voit grand, très grand, et son premier design s'appelle la « Power Tower ».
Il est assez original : les modules de vie pressurisés, le support de vie et l'amarrage de la navette se font en bas d'une poutre de 136 mètres de long. On retrouve, en haut des équipements cargos, les panneaux solaires et quelques expériences montées en extérieur. L'idée est alors de faire un gradient de gravité, la partie la plus lourde de la station s'orientant naturellement vers la Terre. Bon, des études plus poussées (également à l'aide de quelques expériences tentées en navette en 1984-85) montrent que c'est peu pratique, en particulier pour la science qui ne bénéficie pas dans cette configuration de la « 0 g » utile pour les études de long terme. Il faut un changement de concept… Et, en janvier 1986, la dramatique catastrophe de la navette Challenger va retarder le projet.
Ça fait bien sur le papier
Si la station s'appelle toujours Freedom, le projet est donc modifié avec une autre architecture, nommée « Revised Baseline Configuration ». Cette fois, l'assemblage de différents modules de vie et de travail est au centre, tandis que deux énormes poutres soutenant les systèmes de gestion thermique et les panneaux solaires s'étendent de part et d'autre.
De loin, cela ressemble déjà à l'ISS d'aujourd'hui, mais les proportions ne sont pas les mêmes. La poutre centrale mesure par exemple 154 mètres de long, et il y a profusion de modules au centre, sur plusieurs étages. Freedom est prévue pour un équipage permanent de 8 astronautes et peut accueillir d'autres personnes temporaires pour des missions spécifiques avec la navette.
L'assemblage va demander 3 ans et 20 allers-retours de navette STS… pour un coût qui grimpe à 15,3 milliards de dollars !
Comment ça, c'est difficile ?
Ce design, pour lequel l'administration fait intervenir les grands industriels de l'aéronautique américaine, met aussi la NASA face à un manque de savoir-faire. Il faut des modules de stockage, du ravitaillement, une logistique propre, de quoi rehausser l'orbite, des véhicules de secours, une autorité qui fasse le lien entre les laboratoires scientifiques et la station… Pour beaucoup, ces années de conception seront une leçon d'humilité face à la réalité et à ce qu'ont réussi à mettre en place les soviétiques.
En effet, Mir est en fonction depuis 1986 avec des équipages permanents et continue de s'agrandir, avec des rotations d'équipages, des véhicules cargos, des systèmes poussés pour l'équipement intérieur, pour lesquels les Américains n'ont aucune expérience. De plus, il faut gérer ce qui deviendra rapidement une collaboration internationale. Car, autour de Freedom, la NASA a réussi à convaincre les Européens de l'ESA, les Canadiens et leur CSA ainsi que la JAXA japonaise pour qu'ils apportent leur pierre à l'édifice, en échange de participations aux équipages permanents. Il faut donc ajouter à la conception détaillée de quoi avoir des systèmes interopérant et compatibles, la possibilité pour des laboratoires étrangers de travailler sur Freedom, et même un peu de droit international…
Des concepts modernes (ou pas)
Malgré sa complexité, Freedom est une station des années 80, et certains concepts peuvent faire sourire aujourd'hui. Les astronautes, dont les rotations devaient avoir lieu tous les 90, puis tous les 180 jours, devaient disposer de quartiers spacieux avec des dispositifs-caissons pour se doucher ou une « boîte à gants » spéciale pour se laver les mains. Chaque compartiment couchette individuel devait comporter de quoi accrocher de la décoration, un système TV avec un lecteur vidéocassette, un téléphone et même une liaison vidéo avec le sol. Kitsch ? Sans doute, mais pour une conception de la fin des années 80, on remarquera que la dotation incluait aussi « un terminal ordinateur personnel pour le divertissement, l'écriture de rapports ou d'un journal de bord ».
Pour autant, on retrouve dans les concepts détaillés des équipements et expériences qui produisent des données aujourd'hui, au sein de l'ISS, 35 ans plus tard : sciences médicales et suivi des atrophies musculaires, construction de protéines cristallines particulières, étude de la dynamique des fluides et de comportements de mélanges à différentes accélérations… De façon générale, les bases de ce qui est devenu la routine de nos jours sont déjà posées, du grand bras robotisé et ses installations mobiles extérieures jusqu'au besoin d'une alimentation la plus proche de ce qui existe sur Terre. Restait à tout mettre en place !
Freedom versus réalité
On le comprend d'autant mieux avec le recul, Freedom était trop ambitieuse pour son temps, d'autant qu'elle capitalisait à l'origine sur des allers-retours de navettes réguliers et peu coûteux (ce ne sera jamais le cas).
Plus les mois passent, plus la facture s'alourdit, et le support politique s'étiole. En effet, en 1988-89, les débuts des missions habitées autour du globe au sein de Freedom ne sont plus prévus avant 1995, même si la station devait être construite pour 30 ans d'opérations. De plus, l'administration Reagan, qui soutenait le projet, est remplacée.
Toutefois, il est intéressant de constater que le projet lui-même n'est pas abandonné. Ni avec la première guerre en Irak ni avec l'effondrement de l'Union soviétique, l'idée de disposer d'une grande station en orbite basse n'a quitté l'esprit des décideurs. Bientôt, Freedom changera de nom pour s'appeler Alpha, tandis que grâce à la chute du mur de Berlin, les Américains vont se rapprocher de la Russie pour comprendre comment vivre dans l'espace. Freedom disparaîtra lentement avec les accords du projet Shuttle-Mir, et surtout avec une décision historique : celle de construire une station véritablement internationale, l'ISS.