L'édition 2015 du Super Bowl a connu un instant historique. Il ne s'agit ni du show de Katy Perry à la mi-temps, ni des rebondissements du match entre les New England Patriots et les Seattle Seahawks. Pour la première fois, des téléspectateurs ont pu voir en direct, diffusée à la mi-temps, une publicité de la fameuse marque de biscuit Oreo, qui avait été achetée et délivrée au moyen de logiciels, autrement dit, selon un mode programmatique.
Certes, l'expérience est plus que modeste : seuls les habitants de la ville d'Erie, en Pennsylvanie, soit environ 100 000 téléspectateurs, ont pu voir cette publicité. Mais il s'agit déjà d'un grand pas pour l'industrie télévisuelle dont les pratiques d'achat ont peu évolué depuis des décennies.
En quelques années, l'achat publicitaire programmatique a complètement bouleversé les pratiques sur le Web. La discipline comprend un éventail de technologies qui automatisent l'achat, le placement et le ciblage publicitaire au moyen d'algorithmes et de données relatives aux consommateurs.
La machine remplaçant une partie de l'activité humaine. Une de ses composantes, le RTB (real time bidding) c'est-à-dire la vente aux enchères, impression par impression, de façon entièrement automatisée, a pris une place prépondérante dans l'affichage des bannières et des bandeaux sur le Web. Le programmatique dans le domaine de la vidéo prend lui aussi son envol. Il devrait représenter 40% du marché publicitaire vidéo en 2016 aux États-Unis selon le cabinet d'études eMarketer, soit 3,84 milliards de dollars.
Du côté logiciel les grandes manœuvres ont commencé
Dès lors, l'idée que le marketing programmatique va bientôt coloniser l'univers télévisuel, fait son chemin. En coulisse, les acteurs technologiques préparent le terrain en tentant de marier le monde de la télé et celui d'Internet. La plate-forme d'achat automatisé de publicité vidéo en ligne TubeMogul, et la société WideOrbit, qui gère l'inventaire publicitaire de nombreuses stations de télévisions locales aux Etats-Unis, ont par exemple monté un partenariat afin de concevoir une interface d'achat/de planification média alliant la vidéo Web et l'inventaire télé.Comprendre le RTB (Real-Time Bidding) en vidéo
Les annonceurs pourraient ainsi gérer des campagnes publicitaires et les évaluer sur ces deux médias depuis un seul écran. D'autres accords ont été passés entre des plateformes d'achat d'inventaire vidéo du marché (BrightRoll, Google/Doubleclick Bid Manager, TubeMogul, Turn ...) et des acteurs de l'inventaire télé comme AdMore (Revshare), PlaceMedia ou Clypd.
A la différence du Web, on ne parle pas à ce stade de transactions automatisées, mais de négociations en gré à gré, selon le mode traditionnel. « Une réelle intégration qui permette l'achat de ces inventaires publicitaires de façon automatisée via des API est en cours de réalisation » souligne Pierre Naggar directeur général de Turn Europe, une plateforme d'achat, dont la société a conclu un partenariat avec Admore.
Quant à la livraison d'un spot au milieu d'un tunnel publicitaire en direct, en télévision dite « linéaire » ? C'est un défi qui n'est pas encore relevé. « Lors du direct, les glissements de grille de programme sont inévitables. Il y a donc de légers décalages entre l'heure prévue d'un écran publicitaire et sa diffusion effective. Il faut donc pouvoir gérer techniquement, la détection du début de l'écran » souligne Étienne Bodel, directeur de la stratégie vidéo chez Amplifi, l'entité trading du groupe Dentsu Aegis Network, « il faut ensuite prendre en compte la durée de ce spot en fonction de celle des autres spots prévus, afin de respecter le cadre légal ».
Quelle forme prendra le marketing programmatique à la télévision ?
De fait, il est bien évident que ce que l'on dénomme « télévision programmatique » s'incarnera différemment par rapport à ce qui existe aujourd'hui sur le Web ou le mobile. Et son développement sera comparativement beaucoup plus lent. « Le programmatique concernera dans un premier temps l'automatisation de certaines tâches chronophages telles que la mise en place de campagnes, l'insertion des spots puis la réconciliation entre l'audience effective/audience négociée et la facturation » souligne Jim Neil, analyste au cabinet Forrester Research.En revanche, ce n'est pas de sitôt que l'achat des espaces à fort potentiel d'audience, comme le Super Bowl ou les émissions de « primetime », se réalisera par logiciel interposé, prédit l'analyste. Les chaines de télévision y sont bien trop réfractaires.
De plus, les standards techniques sur lesquels repose l'industrie télévisuelle sont différents de ceux du Web, basés sur les données riches fournies par les cookies. Alors que l'on peut cibler directement un individu selon un profil précis sur le Web, on s'attache plutôt, en télévision linéaire, à toucher un public au moyen d'une émission, en connaissant à l'avance le profil des téléspectateurs selon des critères socio-démographiques (âge, genre). Certaines sociétés, comme PrecisionDemand, Invidi, Simulmedia, Visible World, s'évertuent d'ailleurs à gommer cette limite.
Elles revendiquent un ciblage plus précis en agglomérant les données recueillies dans les décodeurs télé et sur les consommateurs. Autre différence majeure : l'achat de publicité à la télévision est négocié et réservé en avance de phase (« upfront »). « Pour que le programmatique fonctionne, il faut que les deux univers adoptent les mêmes méthodes d'achat. Il y a fort à parier que c'est la vidéo digitale qui s'alignera sur la télé. Il faut donc créer les interfaces d'achats qui permettent demain aux acteurs du digital d'acheter en garantie 4-6 semaines à l'avance» prévient Hervé Brunet, président de StickyAdsTV.
La télévision de rattrapage, nouveau terrain d'expérimentation
Il n'empêche. Les diffuseurs ne restent pas pour autant les bras croisés. La plupart des chaines de télévisions françaises proposent d'ores et déjà une partie de leur inventaire vidéo en programmatique sur le Web (de 5 à 20% généralement), aux enchères ou à prix fixe, par le biais de places de marché privées. « Ce pourcentage dépend du volume d'inventaire global et des données disponibles pour le ciblage, mais également de la saisonnalité » explique Étienne Bodel.Le prochain terrain d'expérimentation du programmatique sera vraisemblablement la livraison de publicité vers les terminaux ou les téléviseurs connectées, en télévision de rattrapage. Un univers beaucoup moins complexe à aborder que la télévision en direct. « Des initiatives verront le jour très rapidement » anticipe Fabien Magalon, directeur général de la place de marché La Place Media.
L'IPTV est bien développée en France et représente entre 40 et 50% des inventaires vidéo en ligne des chaînes de télévision. Une première expérience est en cours entre la régie de TF1 et les annonceurs représentés par Audience On Demand, le trading desk de Vivaki, filiale du groupe Publicis. « Il s'agit pour TF1 d'ajouter dans sa place de marché, qui repose sur notre solution, les inventaires IP-TV, TV connectée et VOD, qui vont être eux aussi vendus en programmatique aux côtés des inventaires vidéo Web » souligne Hervé Brunet.
Pour que ce modèle dépasse le stade de l'expérimentation, il faudra néanmoins l'accord des fournisseurs d'accès à Internet (Orange, Free, Bouygues Telecom ...) qui détiennent en grande majorité les terminaux présents dans les salons. Ne serait-ce que pour délivrer une bande passante suffisante au chargement des spots publicitaires ou dans la perspective de recueillir des données supplémentaires sur le profil du téléspectateur.
A lire également