© Cryo Interactive
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L’Arche du Captain Blood, Dune ou Lost Eden, autant de jeux qui ont su marquer les esprits à travers plusieurs générations. Ils sont pourtant tous l’œuvre d’une même équipe, quand bien même son nom aurait changé. À leur manière, Ère informatique d’abord puis Cryo Interactive ensuite ont laissé une empreinte toute particulière dans le monde du jeu vidéo.

Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette
chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont
ouvert le monde au 10e art...

Dans le monde du jeu vidéo, rares sont les créateurs faisant réellement « œuvre innovante ». Quelques grands noms parviennent à surnager d’une industrie qui a tendance à copier ad nauseam des concepts éprouvés. Il est toutefois des créateurs peut-être moins emblématiques, moins connus c’est sûr, mais qui méritent une petite place dans le paysage vidéoludique. Aujourd’hui, nous avions envie d’évoquer le cas particulier des Français d’Ère informatique / Cryo Interactive qui ont marqué les années 80 et 90.

Au « grand » complet, l'équipe d’Ère informatique en 1986 avec Emmanuel Viau (2nd en partant de la gauche) et Philippe Ulrich (2nd en partant de la droite) © CPC Power
Au « grand » complet, l'équipe d’Ère informatique en 1986 avec Emmanuel Viau (2nd en partant de la gauche) et Philippe Ulrich (2nd en partant de la droite) © CPC Power

Un peu d’Ère dans le monde du jeu vidéo

An de grâce 1983. Le jeu vidéo est encore un loisir un peu étrange, une espèce de tare qui n’est avouée que sous la torture. En France, la chose est l’affaire de quelques passionnés et les entreprises qui travaillent dans le secteur sont rarissimes : Infogrames ne sera lancé que quelques semaines plus tard et Ubisoft, pas avant 1986. Alors âgé de 23 ans, c’est pourtant au printemps de cette année 1983 qu’Emmanuel Viau fonde Ère informatique et comme les consoles sont en perte de vitesse chez nous, l’entreprise se focalise sur les ordinateurs les plus populaires de l’époque : ZX81, Spectrum et Oric Atmos.

Macadam Bumper et sa campagne de publicité « comme on n'en fait plus » (et c'est tant mieux)

Si le succès est au rendez-vous, Ère informatique reste « sage » et ne se distingue des autres sociétés du jeu vidéo que quelques mois plus tard, en 1984, avec l’embauche de Philippe Ulrich qui va multiplier les projets. La société développe en interne ses propres titres, mais signe aussi des créateurs indépendants pour faire aboutir leur vision. En 1985, encore débutant, Rémi Herbulot signe par exemple avec Ère informatique pour son Macadam Bumper. En apparence, il s’agit d’un « bête » flipper, mais l’idée de génie a été d’intégrer un éditeur de tables très simple d'accès : sans connaître la programmation, en quelques clics de souris, il était possible d’aboutir à quelque chose de très correct.

Emmanuel Viau (1984) et Philippe Ulrich (1990) : les « pontes » d'Ère informatique dans leur prime jeunesse

Grâce à ses partenaires, Ère informatique est capable de toucher tous les styles. Ainsi en 1986, le jeu de rôle Phalsberg, les jeux d’aventure Sram 1 et 2 ainsi que l’O.V.N.I. action-aventure Crafton et Xunk sont distribués. Un an plus tard, Ère informatique se démarque encore un peu plus avec Eden Blues : dernier homme sur une planète dominée par les Robots, notre héros – prisonnier – se réveille dans une cellule quand, soudain, il entend le cri d'une femme. Il décide évidemment de s’évader pour la retrouver. Gestion des cycles jour / nuit – le héros ne peut se déplacer sans trop de danger que le jour – prise en compte de l’état psychique du personnage, Eden Blues est un titre difficile qui ne ressemble à aucun autre…

… mais que dire du jeu suivant d’Ère informatique, le célébrissime Arche du Captain Blood pour lequel Philippe Ulrich a collaboré avec Didier Bouchon ? Également connu sous le nom de Captain Blood – sur Amiga notamment – ce jeu d’aventure ne ressemble à rien qui ait été proposé jusque-là. Le héros y incarne un programmeur coincé à l’intérieur de son propre jeu. Sa création est en train de le « dévorer » et, pour éviter qu’il ne se transforme en machine, il doit partir à la recherche de ses cinq clones restant, disséminés à travers la galaxie. En les retrouvant et en les détruisant, il devrait être en mesure de conserver sa forme humaine, mais, forcément, le temps presse.

L'Arche du Captain Blood : des plans psychédéliques... qui peuvent surprendre aujourd'hui © Ère informatique

Et Ulrich crie au génie…

Aux commandes d’un improbable vaisseau surnommé l’Arche, le joueur doit explorer la galaxie, rencontrer diverses créatures et réunir les indices qui lui permettront de trouver les cinq clones, lesquels n’ont évidemment pas envie d’être détruits et font donc tout ce qu’ils peuvent pour rester cachés. Sur le principe, L’Arche du Captain Blood n’est pas forcément si singulier. Reste que pour parvenir à leurs fins, Ulrich et Bouchon ont imaginé un système de génération procédurale permettant de faire tenir les 32 768 planètes de la galaxie Hydra sur une seule et même disquette 720 Ko. Une prouesse pour l’époque… comme pour aujourd’hui.

L'Arche du Captain Blood : une longue séquence de jeu sur Atari ST © Sejakun

L’Arche du Captain Blood se distinguait aussi par le système de dialogues via l’interface UPCOM qui se basait sur un ensemble de 120 icônes pour constituer des mots / des phrases, et ce, à une époque où Sierra-on-line traînait encore son interface textuelle comme un boulet ! Enfin, L’Arche du Captain Blood c’était aussi une espèce de délire graphique et auditif. Jean-Michel Jarre avait participé à la bande-son via un titre de l’album Zoolook et Michel Rho avait filé un coup de main sur l’aspect graphique de sorte que l’on aboutissait à une œuvre tantôt baroque, tantôt hippie qui ne ressemblait à rien d’autre. Une œuvre qui a d’ailleurs contribué à la reconnaissance internationale d’Ère informatique.

Jeu multi-épreuves mêlant sport et stratégie, Purple Saturn Day est inclassable © Ère informatique

Quelques autres jeux sortent encore en 1988 (Purple Saturn Day, Teenage Queen) et 1989 (Kult) – ce sont à chaque fois des titres très particuliers – mais la société est revendue à Infogrames. Si l’entreprise lyonnaise ouvre les portes de l’international à Ère informatique, elle est aussi à l’origine de nombreux clashs. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent. Philippe Ulrich est un esprit libre qui n’a finalement pas grand-chose à faire du véritable succès commercial de ses jeux tandis qu’Infogrames est déjà dans une optique de rentabilité pour chaque projet. Deux positions inconciliables qui aboutissent au départ d’Ulrich dès l’année suivante pour fonder Cryo Interactive.

L'inévitable Teenage Queen, son entêtant « Tu viens jouer avec moi ? » et sa surprise finale © Ère informatique

Vers une succession de jeux d’aventure

Premier titre, première surprise. Avec la sortie d’Extase en 1990 on voit qu’Ulrich et ses copains – Rémi Herbulot, Patrick Dublanchet ou encore Michel Rho sont du transfert – n’ont pas perdu leurs vieilles habitudes. Mélange d’action et de réflexion, le jeu nous invite à remettre de l’ordre dans les circuits embrouillés du cerveau d’une androïde. Chaque niveau doit aboutir au contrôle d’une des principales émotions de la créature et le jeu se distingue autant par son gameplay original et stressant que par les mouvements du visage de l’androïde ou la musique dynamique… œuvre de Stéphane Picq, mais nous allons en reparler. Incontestablement, Extase est un titre qui marque les esprits.

Un longplay d'Extase sur Amiga : bonne chance pour comprendre l'objectif sans explication ! © I AM IRONCLAW!

Pourtant, il s’agit déjà du dernier jeu complètement « dingue » d’Ère informatique / Cryo Interactive. La nouvelle société n’a pas ménagé ses efforts, mais on ne retrouvera plus jamais cette espèce de folie qui habitait les précédentes productions. Cela n’a évidemment pas empêché la société de signer quelques autres chefs d’œuvre, mais plus souvent associés au jeu d’aventure. Ainsi, dès 1992, Philippe Ulrich et son partenaire de toujours, Rémi Herbulot, ont publié la première adaptation vidéoludique – très libre – des deux premiers tomes du roman Dune signé Frank Herbert. Mêlant aventure, gestion et stratégie, le jeu est surprenant à plus d’un titre.

À l’époque, Cryo Interactive doit encore faire ses preuves et la renommée de L’Arche du Captain Blood a bien aidé à signer le contrat qui va lier la jeune équipe à Virgin Interactive, lequel avait d’ailleurs déjà un jeu Dune en préparation, le fameux titre de stratégie temps réel de Westwood Studios qui, finalement, portera le nom de Dune II : La Bataille d’Arrakis. Le Dune de Philippe Ulrich et Rémi Herbulot est un franc succès qui doit beaucoup à la qualité de sa bande-son… composée par un certain Stéphane Picq. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une version Mega-CD verra le jour un peu plus tard, comme pour souligne l’appétence de Philippe Ulrich pour toutes les nouveautés techniques.

Virginia Madsen dans la mémorable intro de Dune, ici sur Mega-CD… et sa palette de 16 couleurs ! © Youtube

Le virage vers le jeu d’aventure pris avec Dune se confirme avec la sortie quelques semaines plus tard d’un projet mené en parallèle, KGB. Cryo abandonne ici le space opera pour un titre dans le plus pur style point & click. L’interface mêle avec brio gestion à la souris et icônes alors que le scénario colle remarquablement à l’actualité : la chute de l’Union soviétique est le prétexte à une machination à grande échelle dans une société en pleine déliquescence. L’impression d’évoluer dans un pays à la dérive est remarquablement rendue et le côté espionnage / complot ajoute à l’intérêt du jeu. Virgin Interactive avait d’ailleurs dans l’idée de produire une suite, côté CIA cette fois, mais Philippe Ulrich avait semble-t-il déjà d’autres projets en tête.

KGB ici dans sa version Amiga © Cryo Interactive

Éclatement de la bulle

À cette époque, Cryo Interactive foisonne encore d’idées, même si, nous l’avons dit, la « dinguerie » n’est plus là… encore que, la conception du jeu de course Megarace pourrait être considérée comme une ultime folie. La direction du projet est confiée à Rémi Herbulot et si Philippe Ulrich ne semble pas lié au projet, c’est une fois encore Stéphane Picq qui signe la bande-son. Le bougre est alors associé à la majorité des titres de Cryo Interactive, les meilleurs comme les plus discutables. Megarace aurait tendance à appartenir à la seconde catégorie avec ses contrôles très « aléatoires » causes d’un niveau de difficulté inutilement élevé.

Extraits de quelques bande-son signées Stéphane Picq, compositeur d'Ère informatique / Cryo Interactive © Youtube

Megarace, c’est l’histoire d’un jeu télévisé dans lequel s’affrontent des pilotes automobiles au travers de courses où tous les coups sont permis. L’originalité du titre tient dans les interventions full motion video du présentateur dudit jeu, Lance Boyle. Kitchs à souhait, ces vidéos étaient une espèce de passage obligé surtout quand on développe sur 3DO et Mega-CD. Par la suite, les titres phares de Cryo Interactive ont toujours été des jeux d’aventure avec, à chaque fois, la remarquable musique de Stéphane Picq pour plonger le joueur dans l’ambiance. Nous avons ainsi eu droit au chevaleresque Dragon Lore, au « préhistorique » Lost Eden ou au mythologique Atlantis.

Lost Eden, un univers envoûtant enveloppe un point & click pas très inspiré © Cryo Interactive

L’aspect « cinématique » de ces jeux collaient parfaitement à une tendance de l’époque, mais quand on regarde aujourd’hui toute la production Cryo Interactive du milieu / fin des années 90, on se rend compte d’un manque évident de renouvellement. La série Atlantis a ainsi été déclinée tous les deux ans et de multiples jeux d’aventure « historiques » sont venus rythmer le quotidien du studio : Égypte : 1156 av. J.-C., Versailles 1685, Aztec : Malédiction au cœur de la Cité d’Or, Chine : Intrigue dans la Cité interdite, Venise, Odyssée : Sur les traces d’Ulysse, Pompéi… D’autres titres sont pourtant réalisés par le studio, mais on ne retient plus que ça et parler d’un jeu « à la Cryo » est vite devenu synonyme de « jeu d’aventure à thématique historique ».

Si le succès critique n’est pas toujours au rendez-vous, la société trouve son public à chaque nouvelle sortie et son entrée en bourse en 1999 est d’ailleurs couronnée de succès. Le cours de son action progresse nettement et Cryo Interactive est même en mesure de s’étendre de l’autre côté de l’Atlantique, devenant actionnaire majoritaire de Dreamcatcher Games. Hélas, la suite on la connaît presque tous : l’éclatement de la bulle Internet du début des années 2000 fait s’effondrer les cours de la plupart des entreprises du numérique. Cryo Interactive frôle la liquidation et, pour s’en sortir, doit se séparer de la majorité de son personnel. Elle ne s’en remettra jamais. Le dépôt de bilan est prononcé en juillet 2002 après un dernier flop ludique, Frank Herbert’s Dune.

Des aventures « historiques » belles, mais sans panache © Cryo Interactive

Si Cryo Interactive est trop rapidement devenu synonyme de jeux « beaux et cons à la fois », il aura marqué – avant de sombrer – une façon originale de voir les jeux vidéo. Du temps d’Ère informatique ou sur les premières années de Cryo Interactive, quelques esprits un peu dérangés ont élaboré des titres singuliers auxquels il est très difficile de coller une étiquette. Que l’on parle d’Eden Blues, de L’Arche du Captain Blood ou de Crafton et Xunk pour les plus anciens, de Lost Eden, d’Extase, de Dune ou de KGB pour les plus récents, tous sont des titres qui ont laissé une marque indélébile dans l’esprit des joueurs et joueuses qui s’y sont essayé.