Il devait être capable de transporter des ogives thermonucléaires d'une masse record… et devint la référence soviétique, puis russe des décollages de satellites géostationnaires et des sondes au long cours. Malgré une réputation écornée, Proton restera un élément important des lanceurs russes jusqu'à sa retraite.
Il a traversé mieux que les autres la chute de l'Union soviétique.
Comme un missile, mais plus gros
Retour à la fin des années 50, au moment où l'Union soviétique réussit avec son missile balistique intercontinental R-7 à peine modifié à envoyer le petit satellite Spoutnik en orbite. Même si ses équipes sont tenues au secret, le responsable du programme est alors Sergei Koroliov et son groupe industriel d'État, l'OKB-1. Il devient rapidement derrière le rideau de fer la personnalité incontournable de tout ce qui touche au spatial, d'autant plus qu'il est aussi à la tête du programme habité Vostok.
Pourtant, il existe d'autres entités, en particulier qui travaillent sur les missiles balistiques intercontinentaux. C'est le cas de l'OKB-52 qui, au tournant de la décennie 1960, tente de capitaliser sur ses réussites précédentes pour proposer deux designs de missiles, l'UR-200 et l'UR-500. Le premier est un missile à deux étages capable d'emporter des ogives « classiques » de quelques tonnes. Son développement ira à son terme, mais il ne sera jamais une grande réussite. L'UR-500 était une proposition beaucoup plus audacieuse, à la fois « super-missile » destiné à d'énormes charges thermonucléaires et lanceur spatial.
Gros lanceur, gros moteur
Associer militaire et civil est une proposition du directeur de l'OKB-52, Vladimir Tchelomeï, qui tente aussi d'obtenir l'aval politique grâce à une manœuvre vieille comme le monde : il embauche le fils de Khrouchtchev, alors secrétaire général de l'Union soviétique. Mais ça n'ouvre pas non plus toutes les portes.
Son grand lanceur est prévu pour être bien plus puissant que les fusées R7/Vostok/Soyouz de l'OKB-1… Mais Koroliov a son propre projet de très grande fusée, la N-1, dont il tente de dessiner les contours dès 1961, en même temps que les équipes de Tchelomeï. Or, ce dernier a besoin d'un moteur puissant, que ses équipes n'ont pas le temps de développer en partant de zéro. Il réalise alors un deuxième « bon coup » en sélectionnant un moteur-fusée développé par Valentin Glouchko, qui vient de s'embrouiller avec Koroliov.
Glouchko et Tchelomeï deviennent alors des alliés de circonstance. L'un obtient la dernière brique nécessaire pour son grand lanceur, l'autre des fonds pour finaliser son RD-253. Ce dernier est certes propulsé par le dangereux mix UDMH et tétraoxyde d'azote, mais il se montre plus puissant que prévu lors de ses premiers essais à feu.
Un premier étage original !
Début 1962, le design est figé, et le premier étage est surprenant. En effet, ce dernier est constitué d'un réservoir central avec le tétraoxyde d'azote, de 6 réservoirs périphériques contenant l'UDMH sur le dessus et des moteurs RD-253 sur le dessous. C'est inédit, mais surtout très stable (la fusée tient debout par elle-même sans maintien), avec un centre de gravité très bas et un diamètre important de 7,4 mètres. Elle peut en parallèle être transportée par le rail, avec le réservoir central sur un wagon et les 6 autres avec les autres étages sur d'autres wagons.
Le deuxième étage est pour sa part d'une conception plus classique, avec quatre moteurs. Le troisième étage, spécialement adapté au vide et destiné à propulser de fortes charges, est quant à lui déjà prévu, mais il n'y a pas encore d'autorisation pour le développer. Les équipes ont déjà fort à faire : le 29 avril 1962, l'OKB-52 obtient l'aval politique pour mettre en œuvre le projet et voler, avec même deux zones de lancement à Baïkonour.
Une entrée en service particulière
Les premières UR-500, qui serviront de démonstrateurs, voleront avec des satellites scientifiques N-4 qui vont changer la donne pour les équipes soviétiques : ils pèsent chacun plus de 8 tonnes ! De quoi embarquer des instruments d'envergure. Les premiers vont transporter des détecteurs énergétiques de particules pour bien quantifier l'environnement spatial terrestre, avec de lourds calorimètres à plaque.
Le premier décollage a lieu à l'heure prévue le 16 juillet 1965, avec un satellite surnommé Proton. C'est le nom qui va rester, même si les équipes de l'OKB-52 avaient déjà prévu un autre nom pour leur UR-500 (Hercules). La première campagne est une réussite, ce qui tombe bien, et pour plusieurs raisons. D'abord, la version militaire est abandonnée (la doctrine nucléaire soviétique n'a pas besoin d'un engin pareil), et ensuite, le « piston » du fils de Khrouchtchev n'est plus si utile, puisque c'est Leonid Brezhnev qui prend les commandes de l'URSS. Reste qu'en 1965, les Soviétiques veulent enfin foncer vers la Lune et suivre les Américains, et l'OKB-52 dispose du lanceur opérationnel le plus puissant de l'Union. Une aubaine qui sera exploitée.
Au service de la conquête de la Lune
Ainsi, pendant que l'OKB-1 planche sur Soyouz et sur la fameuse N-1, les équipes de Tchelomeï travaillent sur une version particulière de leur fusée à trois étages. Un petit étage de manœuvre y est ajouté. Il doit viser spécifiquement la Lune en emportant les véhicules 7K-L1, cette fameuse version de Soyouz que l'on connaît sous le nom de Zond, et devait transporter deux cosmonautes soviétiques pour faire le tour de la Lune.
Le projet aboutira, en tout cas côté lanceur, avec celle qui prendra pour plusieurs décennies le nom de Proton K. Malgré tout, la configuration à 4 étages manque particulièrement de fiabilité, et durant ces années cruciales où l'URSS aurait encore pu faire bonne figure face à Apollo en allant effectuer le tour de la Lune pour une mission de 8 jours, il n'y aura jamais une confiance suffisante dans les systèmes de vol pour y installer des cosmonautes, aussi intrépides soient-ils. Le 14 septembre 1968, avant les astronautes d'Apollo 8, la capsule Zond 5 propulsée par Proton K réussit à s'envoler pour une mission circumlunaire avec des tortues, des mouches et des vers de farine.
Dans les années 70, Proton K deviendra progressivement plus fiable. L'aubaine est trop tardive pour le programme lunaire, et l'URSS a de toute façon tourné la page pour se lancer dans une autre conquête, celle de la vie dans l'espace autour de la Terre. C'est l'ère des stations Saliout qui s'ouvre, et voilà une charge utile toute trouvée pour Proton, qui peut déjà envoyer presque 20 tonnes en orbite basse.
L'avantage de ce lanceur, c'est qu'il est assez polyvalent. Des sondes vers Vénus, des stations spatiales, des satellites lourds, Proton peut tout embarquer, et comme la fusée est produite en série, ce n'est pas un problème. Seul le dernier étage est changé en fonction du profil attendu de la mission, et des améliorations très graduelles rendent l'ensemble de plus en plus puissant. Dans les années 80, alors que le monde s'ouvre aux premières grandes aventures privées de diffusion en orbite géostationnaire, Proton K est un lanceur idéal pour cette tâche, plus puissant et plus souple d'emploi qu'Ariane, qui rafle néanmoins une part incroyable du marché mondial, car elle est du bon côté du rideau de fer.
Business is business
Pour une large part de l'industrie aéronautique russe, la chute de l'Union soviétique a été un tournant difficile. L'État n'assurait plus vraiment de commandes, et de nombreux employés ont pris la poudre d'escampette vers d'autres horizons plus lucratifs. Mais pour Proton, ça n'a pas vraiment été le cas.
Dans les années 90, l'OKB-52 n'existe plus en tant que tel, l'entreprise d'État s'appelle Khrounichev, et chez Khrounichev, on a bien compris que Proton K est suffisamment fiable (plus que les Chinois) et peu cher (beaucoup moins que les Américains) pour intéresser les compagnies occidentales. Naît alors une entité assez improbable entre Khrounichev, Energuia et Lockheed Martin qui va s'appeler ILS, International Launch Services. Et les contrats vont pleuvoir. À tel point qu'il devient intéressant de développer une « ultime » version de Proton, plus légère et plus puissante, Proton M. Cette dernière vole pour la première fois en 2001.
Proton va disparaître
Entre-temps, Proton a traversé les décennies. Il a emporté les grands modules russes de la Station spatiale internationale, transporté des triplettes de satellites de géopositionnement Glonass et des satellites de télécommunication russes (Ekspress) comme internationaux… Même la mission martienne ExoMars TGO en 2016.
Malgré tout, Proton a subi au tournant des années 2010 plusieurs échecs, dont le très spectaculaire décollage du 2 juillet 2013, où un capteur forcé à l'envers conduira le lanceur à faire demi-tour à quelques centaines de mètres d'altitude seulement, causant un crash extraordinaire. Proton a ensuite enchaîné avec une baisse des commandes à la fin de la décennie, à la fois conjoncturelle et face à la concurrence de SpaceX (ILS a pratiquement mis la clé sous la porte)…
Khrunichev a annoncé depuis un certain temps le « dernier lot » de Proton, qui sera remplacé par Angara A5 dans un horizon proche (2025+). Dès lors, il ne reste plus que quelques unités de cette fusée qui a traversé presque calmement toutes les décennies de la courte histoire spatiale !
Parmi les sources : Kosmonavtika