La nouvelle a agité le milieu spatial tout le week-end : d’après les conditions d’utilisation du réseau internet Starlink, la société SpaceX aurait l’intention d’élaborer ses propres lois en cas de colonisation de la planète Mars. Et ce en contradiction directe avec le traité de l’Espace, qui fait loi pour toutes les activités humaines au-delà de l’atmosphère terrestre.
Dès vendredi, Julien Lausson de Numerama a fourni une excellente analyse du débat, que nous espérons pouvoir compléter avec nos propres réflexions.
SpaceX veut faire sa loi sur Mars
Une phrase choc a été intégrée dans les conditions générales d’utilisation de Starlink, le nouveau réseau internet satellitaire que SpaceX vient de passer en bêta publique. Dans un paragraphe consacré à Mars, la documentation précise que « pour les services fournis sur Mars ou en transit vers Mars par le biais de Starship ou d’autres vaisseaux de colonisation, les parties reconnaissent Mars comme une planète libre et qu’aucun gouvernement basé sur Terre n’a d’autorité ou de souveraineté sur les activités martiennes ».
Une telle déclaration dans les CGV d’un opérateur internet a de quoi surprendre. Il faut dire qu’avec Starlink, SpaceX voit loin. Outre les milliers de satellites mis en orbite autour de la Terre pour fournir un Internet haut-débit partout sur la planète, la société américaine envisage de développer des réseaux Starlink autour de la Lune et de Mars, afin d’offrir des systèmes de communication locaux.
En parlant déjà de Mars dans ses conditions d’utilisation, on peut donc dire que Starlink anticipe énormément ses activités futures ! Aucune colonisation de Mars n’est prévue avant quelques décennies au moins. Mais si la nature de la déclaration surprend, son contenu n’a pas manqué de choquer tous les juristes et experts du domaine spatial. En effet, en l’état actuel des choses, ce qui est décrit dans ce paragraphe est simplement illégal.
Que dit le droit international ?
D’après le traité de l’Espace, ratifié par la totalité des grandes puissances spatiales, « les activités des Etats parties au Traité relatives à l’exploration et à l’utilisation de l’espace […] doivent s’effectuer conformément au droit international » (Art. III). Si l’on pourrait rétorquer que cet article ne concerne que les Etats, et non pas les sociétés privées comme SpaceX, le Traité poursuit en rappelant que « les activités des entités non gouvernementales […] doivent faire l’objet d’autorisation et d’une surveillance continue de la part de l’Etat approprié » (Art. VI).
Ce sont donc les Etats qui doivent veiller à la légalité des activités menées par des entreprises privées dans l’Espace. Donc, sur Mars, une entreprise américaine comme SpaceX devra respecter le droit international et, le cas échéant, la loi américaine. Et il en va de même pour les vaisseaux en transit.
Comme un navire en pleine mer
À bien des égards, la colonisation du système solaire, si elle a lieu, se rapprochera des Grandes Découvertes navales du XVe et XVIe siècle, le droit maritime contemporain en sus. Concrètement, les villes et autres installations nationales seront régies par les lois de leur pays d’origine. Sur le trajet, les vaisseaux spatiaux se comporteront comme des navires en mer, en appliquant à bord les lois du pays dont ils battent pavillon. En l’occurrence, les vaisseaux Starship devraient être sous le couvert de la législation américaine.
Très concrètement, si un vaisseau décolle du sol Américain, où s’appliquent les lois et règlementations américaines, alors ses lois et règlementations suivront le vaisseau et son équipage dans l’espace, même sur Mars.
Faut-il créer de nouvelles lois sur Mars ?
À priori, l’extrait du document de Starlink pourrait donc être vu comme illégal. Il est également possible qu’il ait été placé là volontairement, peut-être même pour faire le buzz. Cela pourrait découler d’une volonté de créer un débat dans la communauté spatiale et de bouger les lignes figées depuis l’adoption du Traité de l’Espace en 1967.
En effet, le document de Starlink se positionne très loin dans le futur. Il n’y est pas question d’exploration martienne, mais bel et bien de colonisation, à très long terme. Et s’il est plus que souhaitable que le droit terrestre s’applique aux missions d’exploration actuelles, devra-t-on continuer dans cette voie lorsqu’il sera question de colonisation durable ?
Dans les années 1960, quand le Traité de l’Espace a été rédigé, seuls les Etats disposaient des ressources pour s’établir sur la Lune et envisager des missions sur Mars. Aujourd’hui, ce sont les sociétés privées qui se font le porte-étendard de la colonisation martienne et de l’exploitation des ressources spatiales.
Si un jour des colonies durables s’établissent sur Mars, elles auront probablement besoin de leurs propres lois et de leurs propres règlementations, adaptées aux conditions de vie et de travail propres à cette planète. Sur Terre, de nombreux pays disposant de territoires outre-mer (dont la France) appliquent déjà des législations locales distinctes, adaptées au mode de vie parfois bien différent de la métropole. Le même principe pourra alors s’appliquer aux colons martiens.
Est-ce que SpaceX pourra créer ses propres lois ?
Reste cependant à savoir qui devra rédiger ces nouvelles lois :
- Pourquoi est-ce que Elon Musk et SpaceX auraient le droit de modifier unilatéralement le Traité de l’Espace ?
- En quoi est-ce que les sociétés privées auraient plus de légitimité que les Etats pour régir la vie des futurs habitants de Mars ?
- Et si les Etats délèguent leurs fonctions législatives et/ou régaliennes à des entreprises privées, comment s’assurer de la primauté du droit international sur Mars ?
Durant l’époque des Grandes Découvertes, on se souvient ainsi que la Compagnie des Indes Orientales n’avait pas spécialement œuvré pour le bien-être des populations locales. Ce qui devraient inciter à réfléchir à l’avenir du droit martien, et aux conditions pratiques de la future colonisation.
Et il est d’ailleurs que probable que ce fut là le but recherché par ce paragraphe des conditions générales de Starlink : provoquer le débat et pousser à envisager la colonisation de Mars comme un futur inéluctable, plutôt que comme un rêve inatteignable.