De retour au centre des débats à l'occasion des élections législatives, les écrans alimentent de nombreuses craintes, souvent légitimes, lorsqu'ils sont utilisés par les enfants. Représentent-ils un réel danger ? Nous avons posé la question à un spécialiste.
Pour faire suite à notre article autour des concepts de "majorité numérique" et de "zone de sobriété numérique", mis en avant par le président de la République et par celui du Rassemblement National, nous avons souhaité poser quelques questions à un Fabrice Pastor. Spécialiste des troubles du neurodéveloppement chez les enfants, adolescent et jeunes adultes, Fabrice Pastor est neuropsychologue, formateur et conférencier, il est également le co-fondateur de l’Institut IRLES créé en 2010.
Les écrans, le mal du siècle pour la jeunesse ?
Clubic : Selon vous, quels sont les réels dangers d’une exposition prolongée et quotidienne aux écrans ?
Fabrice Pastor : Dans votre question, le mot le plus important est « prolongée » et non pas « écran ». Les écrans ce sont un peu les livres d’aujourd’hui, leur jeter l'opprobre est un non-sens.
L'exposition prolongée et quotidienne aux écrans chez les enfants et les adolescents est néanmoins devenue une préoccupation majeure pour la santé publique. D’un point de vue scientifique, on voit des impacts sur :
- La santé oculaire : on constate un risque augmenté d'astigmatisme, de la sécheresse oculaire fatigue oculaire, brûlures, vision floue et irritations (Huang et al., 2020 ; Mehra & Galor, 2020).
- Obésité, augmentation de la masse graisseuse notamment. Attention toutefois, il s'agit d'une corrélation, non pas d'une causalité : les enfants qui passent trop de temps sur les écrans sont aussi moins actifs physiquement et plus susceptibles de moins bien se nourrir (snacks, sodas, etc.).
- On a aussi vu un lien d’association entre temps d’écran élevé et des symptômes dépressifs plus importants ainsi qu’une qualité de vie réduite chez les enfants et les adolescents (Stiglic & Viner, 2019). Comme précédemment, c’est une corrélation et ça ne tient pas compte du type de contenu consommé ni des contextes d’utilisation des écrans. Tout n’est pas si simple.
- Sommeil et rythme circadien : utiliser les écrans trop tard le soir, par l’émission de lumière bleue, mais pas uniquement (excitation sur des jeux par exemple), peut perturber les cycles de sommeil des enfants en inhibant la production de mélatonine.
Une exposition prolongée peut-elle entraîner des retards de développement cognitif chez l’enfant ?
Il est nécessaire d’apporter une vision nuancée et clarifiée de cette question.
Une étude a montré que les enfants qui passent plus de deux heures par jour devant un écran ont une baisse relativement significative de leurs performances intellectuelles. Toutefois, comme pour la question précédente, on ne peut pas démontrer le lien de cause à effet : soit, en effet, l’exposition aux écrans augmente le risque de troubles cognitifs, soit les enfants ayant des performances cognitives plus faibles ont un intérêt plus fort pour les écrans qui pourraient alors agir comme une "nounou", soit encore exposition aux écrans et performances cognitives sont associées à des facteurs externes comme le niveau socio-culturel par exemple (voir Guez et Ramus 2019).
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Il est essentiel de noter que le contexte dans lequel les enfants utilisent les écrans joue un rôle central dans ces impacts »
L'exposition aux écrans dépend fortement du contenu visionné, de l'interactivité de l'écran, et de la présence d'un adulte pour guider et discuter des contenus avec l'enfant. C’est pourquoi, une utilisation passive et non supervisée des écrans aura des effets négatifs, tandis qu'une utilisation interactive et éducative, supervisée par les parents, peut avoir des effets positifs.
Notons que diverses études ont démontré que jouer à des FPS de manière non excessive peut améliorer l’attention visuelle (Choi, H., & Lane, S., 2013 notamment).
Chez les plus jeunes, les écrans ont des effets bénéfiques lorsqu'ils sont utilisés de manière appropriée. Par exemple certains contenus éducatifs et interactifs peuvent stimuler certaines compétences cognitives chez les enfants, comme la reconnaissance des lettres et des chiffres, des aptitudes de motricité fine ou encore la lecture.
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L'utilisation des écrans ne cause pas les troubles du neurodéveloppement
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Une précision très importante : l’utilisation des écrans ne cause pas les troubles du neurodéveloppement. En effet, laisser son enfant devant un écran ne va pas le « rendre autiste », il ne va pas « devenir TDAH ».
Selon vous, quelles sont les solutions les plus adaptées à endiguer les problèmes d’addiction aux écrans et aux réseaux sociaux ?
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Par l’éducation à l’utilisation des écrans : informer les jeunes et leurs parents, sur les risques liés à l'utilisation excessive des écrans et des réseaux sociaux. Il est également important d’enseigner aux utilisateurs comment utiliser les écrans et les réseaux sociaux de manière responsable. Cela inclut des formations sur la gestion du temps d'écran et l'importance de pauses régulières.
- En privilégiant un autre temps construit avec des activités alternatives : promouvoir le sport, les activités artistiques, les jeux de société. Dire aux parents qu’il est important de prendre un temps dédié exclusivement à leurs enfants pour faire des activités avec eux, sans écran par exemple. Une durée de 20 minutes par jour est idéale. Et, pourquoi pas, de temps en temps proposer un temps de partage parents/enfants sur les écrans.
- En limitant et en régulant le temps d’écran : par des règles pré-établies et un suivi. Par exemple, en bloquant l’accès aux écrans avant le coucher.
- En proposant des psychothérapies : les TCC (thérapies comportementales et cognitives) ont montré leur efficacité pour traiter les comportements addictifs liés aux écrans et leur usage excessif. Il existe également des associations et des groupes de soutien.
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La solution n’est pas l’interdiction, mais la sensibilisation »
Le risque d’une interdiction ne serait-il pas contre-productif, dans le sens où l’apprentissage au numérique pourrait être délaissé ?
Des personnes qui présentent des TND (troubles du neuro-développement) ont besoin des écrans comme aménagement pour leur quotidien. Par exemple, certaines personnes porteuses de Troubles du Spectre de l’Autisme utilisent un écran pour pouvoir communiquer avec les autres. Des jeux sur tablette ont également montré leur efficacité pour améliorer les performances en lecture pour les enfants dyslexiques.
Proposer aussi un contenu ludique via les écrans est un autre support pour les apprentissages. On pourra par exemple citer la méthode Multimalin pour l’apprentissage des tables de multiplications qui utilise des petites histoires pour aider l’enfant à retenir les tables.
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L'interdiction stricte des écrans pourrait créer un écart technologique […] Les compétences numériques sont essentielles au monde qui nous entoure
».
De plus, l’interdiction stricte des écrans pourrait créer un écart technologique ! Les compétences numériques sont essentielles au monde qui nous entoure, on ne peut pas lutter contre. Il faut cependant appendre à utiliser ces technologies de manière responsable et critique : chercher les sources fiables, comprendre la présence de fake-news, comprendre la cyber-sécurité, etc.
Les différents mécanismes (sociaux comme neuropsychologiques) qui mènent à une sorte d’addiction, ou à un mauvais usage des écrans, sont-ils bien compris par la communauté scientifique ?
Au niveau neuropsychologique, l’utilisation des réseaux sociaux et des jeux vidéo (principalement) stimule le système de récompense du cerveau en libérant de la dopamine. Cette libération crée un sentiment de plaisir et renforce les comportements, menant potentiellement à une utilisation compulsive. Les réseaux sociaux et notamment TikTok ont ce « pouvoir » de proposer du contenu court et addictif, ce qui engendre un renforcement continu. C’est d’ailleurs pour cela qu’il peut être plus simple de se détourner de la TV, car le contenu peut en général être moins stimulant.
Au niveau social, l'usage des écrans est souvent influencé par les pairs. La pression sociale pour être connecté et actif sur les réseaux sociaux peut conduire à une utilisation excessive et problématique des écrans : jouer à Fortnite, battre ses copains, échanger, être le meilleur, être une figure dans une guilde… tout ceci peut aider à renforcer l’égo des individus qui peuvent avoir une mauvaise image d’eux-mêmes.
Par conséquent, oui, les mécanismes menant à « l’addiction aux écrans » sont bien compris par la communauté scientifique, même si le sujet peut parfois faire débat, surtout pour ce qui est de la raison pour laquelle les personnes ont une utilisation excessive.
Les propositions données dans le rapport « écrans : à la recherche du temps perdu » remis au président de la République fin avril, vont-elles dans le bon sens selon vous ?
Dans l’ensemble, les mesures vont dans le bon sens en proposant d’accompagner le temps d’écran afin de limiter les problématiques évoquées plus haut (obésité, troubles du sommeil, etc.), en promouvant les activités alternatives et en formant et sensibilisant les utilisateurs. En revanche, il faut toujours être prudent avec la notion « d’interdiction » en trouvant un équilibre via l’accompagnement notamment, et en pensant l’utilisation des outils numériques pour accompagner les personnes en situation de handicap.
« Il faut toujours être prudent avec la notion « d’interdiction »
Pour conclure, je dirais que les écrans ne sont pas « mauvais en soi » et qu’on en parle négativement quand il y a un problème. Les enfants qui consultent les psychologues et pédopsychiatres viennent pour des difficultés, mais celles-ci ne sont pas nécessairement liées aux écrans. Si des enfants sont sur les écrans parce que leurs parents ne s’en occupent pas assez, ce n’est pas la cause de l’écran, c’est une variable éducative. Si un enfant présente des difficultés affectives, psychologiques, un mal-être, et qu’il se réfugie dans les écrans, l’écran n'est une nouvelle fois pas la cause de ses difficultés.
04 juillet 2024 à 17h15
Nous remercions chaleureusement Fabrice Pastor pour ses éclairages sur le sujet. Nous vous invitons à partager, en commentaires, les règles que vous tentez de suivre à la maison pour limiter le temps d'écrans des plus jeunes.