Interdira-t-on un jour les écrans des lieux publics comme nous avons banni la cigarette ? Cette question, certes tirée par les cheveux, peut faire sourire ; moins nos enfants et adolescents si l’on en croit les récentes déclarations de personnalités politiques qui ont enflammé les débats en amont des élections législatives.
Instaurer une "zone de sobriété numérique", mettre en place une "majorité numérique", voilà les idées, de Jordan Bardella d’un côté et d’Emmanuel Macron de l’autre, à partir desquelles de futures lois pourraient voir le jour, dans un avenir plus ou moins lointain, en complément des lois déjà adoptées. Derrière ces propos, le rapport écrans remis fin avril au président de la République est parvenu à propulser la question de l’exposition aux écrans au cœur des débats politiques. Quelles sont les propositions du Rassemblement National et de Renaissance au sujet des écrans, sont-elles applicables, et sont-elles pertinentes vis-à-vis du consensus scientifique actuel ? Voici quelques interrogations auxquelles nous tentons de réponse dans cet article, en complément de notre échange avec le neuropsychologue co-fondateur de l'Institut IRLES, Fabrice Pastor.
Les écrans : la bête noire de la jeunesse pour le RN et Renaissance
Depuis plusieurs années, le sujet de l’exposition aux écrans revient régulièrement sur le devant de la scène. De la violence des jeux-vidéo à l’accès facile à la pornographie, en passant par les fake news et l’addiction aux réseaux sociaux, les écrans sont accusés de nombreux maux. À n’en pas douter, leurs usages posent certains problèmes, la compréhension des mécanismes manque encore malgré les études scientifiques qui abondent et les solutions proposées ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Se positionnant sur de nombreux sujets sociétaux avec une volonté d’autorité, certaines figures politiques semblent avoir déjà tranché cette épineuse question.
Sans grande surprise, la volonté d’interdire les écrans jusqu’à un certain âge et dans certaines situations fait grandement parler d’elle. Elle s’est immiscée jusqu’aux débats en amont des élections législatives dont le second tour aura lieu ce dimanche 7 juillet 2024. En effet, seul le Nouveau Front Populaire paraît pour le moment quelque peu délaisser ce sujet. Le mouvement qui réunit les quatre grandes forces à gauche, préférant évoquer les dangers du numérique par le biais de l'utilisation potentielle d'outils de reconnaissance faciale dans l'espace public, bien que celle-ci ne soit, pour l'heure, pas légale en France.
Voici ce qu'il faut retenir des propositions énoncées par les têtes de gondoles de deux autres blocs.
Quelles sont les propositions sur la table ?
- Le concept de "zone de sobriété numérique" au Rassemblement National.
Avec la présentation de son programme pour les élections législatives, Jordan Bardella a indiqué sa volonté de "refaire de l'école un asile inviolable". Dans la ligne de mire du président du Rassemblement National, les écrans : "dès la rentrée, les téléphones portables seront interdits dans les établissements scolaires, dont les lycées. Les écoles doivent devenir, je le crois, des zones de sobriété numérique", justifie le candidat au poste de Premier Ministre.
À côté de ces prises de parole, on en sait peu sur les solutions concrètes proposées par le Rassemblement National pour lutter contre la trop grande place occupée par les écrans chez les jeunes. Difficile dans ce cas de savoir si les hypothétiques propositions du parti seraient légales et applicables.
- Le concept de "majorité numérique" chez Renaissance.
Le parti gouvernemental explore quant à lui un concept sans doute encore plus difficile à appliquer que celui du Rassemblement National. Suite au rapport "écrans" remis à Emmanuel Macron fin avril, le président de la République n'a pas tardé à embrayer avec la mise en avant de propositions tranchées lors de la campagne des législatives. Il s'appuie justement sur ce rapport pour justifier sa prise de position : "Tous les experts le disent, l'addiction aux écrans est le terreau de toutes les difficultés : harcèlement, violence, décrochage scolaire". Est ainsi évoqué l'interdiction des écrans avant 11 ans, et celle des réseaux sociaux avant 15 ans.
Ces propositions sont-elles applicables ?
Trop floues pour être passées au crible, les propositions du Rassemblement National s'appuient néanmoins sur un texte déjà en vigueur… Il s'agit, en effet, de la loi n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l'encadrement de l'utilisation du téléphone portable dans les établissements d'enseignement scolaire. Celle-ci prévoit déjà l'interdiction de l'usage "des téléphones mobiles et de tout autre équipement terminal de communications électroniques" au sein des écoles et des collèges. À en croire les propos tenus par Jordan Bardella, il s'agirait donc surtout de renforcer cette loi. À l'heure actuelle, les élèves sont simplement tenus de garder leurs appareils éteints et rangés avec une liberté laissée aux établissements quant aux modalités pratiques et aux réponses en cas de manquement à la règle. On imagine ainsi que le Rassemblement National pourrait imposer des modalités strictes pour un meilleur respect de la loi dans les établissements, par exemple avec le dépôt obligatoire des appareils électroniques à l'arrivée des élèves.
Concernant les propositions du président de la République, elles semblent beaucoup plus complexes à mettre en œuvre, tout autant qu'elle ne touche pas qu'au cadre scolaire. Alors que le gouvernement a déjà fait une partie du chemin avec l'adoption d'une loi rendant obligatoire l'accord parental pour que les mineurs de moins de 15 ans puissent s'inscrire sur les réseaux sociaux, aucun décret d'application n'a pour le moment été publié. La "majorité numérique" semble voué à être étudié par le Parlement européen, comme Emmanuel Macron l'a lui-même reconnu dans une vidéo publiée sur X (ex-Twitter) courant mai. La question de la légalité se pose, comme l'a déjà souligné Thierry Breton, après l'adoption du texte instituant l'accord parental. En cause, le Digital Services Act (DSA) qui rend déjà complexe le blocage aux mineurs de sites pornographiques basés en dehors de l'Union européenne.
Le parti présidentiel ajoute à cette notion de "majorité numérique", la proposition d'interdire le smartphone avant 11 ans qui, de son côté, est nouvelle. Elle fait suite aux préconisations du rapport nommé "écrans : à la recherche du temps perdu" qui évoque une prise en main progressive des écrans, à partir de 11 ans.
"À la recherche du temps perdu" : un rapport vivement discuté
D'un côté comme de l'autre, les deux partis peuvent justifier leurs prises de position en s'appuyant sur le rapport de la "commission écrans", consultable sur le site de l'Élysée. Le rapport préconise un accès progressif aux écrans, d'abord en protégeant les enfants de moins de six ans à l’exposition aux écrans, notamment dans les lieux d’accueil (crèches, assistantes maternelles, école, etc.). Il est question ensuite d'interdire les smartphones jusqu'à onze ans, puis de restreindre l'usage à un téléphone sans connexion internet jusqu'à 13 ans, et enfin, de 13 à 15 ans, d'autoriser la connexion à internet sans accès aux réseaux sociaux ou aux contenus illégaux. À partir de 15 ans, il serait question d'offrir un accès complémentaire à des réseaux sociaux dits "éthiques", comme peuvent l'être Bluesky et Mastodon.
« Il faut toujours être prudent avec la notion d’interdiction »
Fabrice Pastor, neuropsychologue, lors d'un entretien avec Clubic
Alors que le rapport propose dans l'ensemble des solutions pertinentes, ne mettant pas de côté l'accompagnement du temps d'écran et la formation aux outils numériques des parents, certaines préconisations restent vivement discutées, notamment l'interdiction. Les voix de nombreux spécialistes se font en effet entendre en relativisant les effets, aussi bien négatifs que positifs, de l'usage des écrans sur le développement cognitifs des enfants.
« Il est bien plus facile d'interdire que d'éduquer, mais nous croyons en l'éducation et en l'intelligence des adultes et des parents »
Laure Deschamps, signataire du texte "Enfants et écrans : l'urgence d'un autre regard"
Parmi eux, une trentaine de signataires se sont réunis autour du texte "Enfants et écrans : l'urgence d'un autre regard", mettant en perspective la nécessité "d'une réflexion éducative collective sur les pratiques des enfants et des familles". Sans pour autant nier l'influence des écrans, il semble davantage question ici d'une approche méliorative de leur usage, en tant qu'outils d'accès à la culture et d'apprentissage, sans faire l'impasse sur des mesures concrètes et applicables pour limiter les usages problématiques.
Parmi les points discutés, on y retrouve notamment la proposition d'élaborer une charte éthique pour les professionnels, la création d'une plateforme indépendante centralisant des contenus sélectionnés pour leurs qualités, l'adoption de mesures concrètes pour restreindre l'accès aux contenus inappropriés, la mise en place d’un fonds français d’aide à la création pour la production et la diffusion de contenus de qualités, ou encore le renforcement des mesures visant à interdire, pour des contenus destinés exclusivement à un public jeunesse, les pratiques favorisant l’accaparement de l’attention et l’incitation à l’achat (scroll infini, algorithmes, dark pattern, publicités, etc.).
04 juillet 2024 à 17h00
Nous vous invitons à poursuivre votre lecture sur le sujet avec les éclairages de Fabrice Pastor, neuropsychologue, formateur et conférencier, co-fondateur de l'Institut IRLES, à qui nous avons posé quelques questions afin d'en savoir plus sur les dangers que représente l'usage des écrans pour les enfants.