Même si le secteur du « NewSpace » américain fourmille de start-up dédiées aux nouveaux lanceurs, peu d'entre eux ont un objectif aussi poussé que Stoke Space. Avec un design préparé dès la planche à dessin pour être réutilisable rapidement et une équipe prête à tester chaque nouveauté… Cela suffira-t-il ?
Le parcours d'Andy Lapsa semble plus cohérent que beaucoup d'autres pour co-fonder une start-up du « NewSpace » américain. Après ses études d'ingénieur, le jeune homme entre en 2009 dans une entreprise pratiquement inconnue alors, Blue Origin. Il y travaille sur les moteurs-fusées, en particulier le BE-3 et le BE-4, et y consacre dix années de carrière. Dix années au cours desquelles Blue devient un géant de l'aérospatiale américain… Et pourtant Andy Lapsa faisait face à un dilemme, parce qu'il trouvait que le géant fondé par Jeff Bezos ne prenait pas assez vite le chemin de l'audace et de l'innovation.
Surtout, persuadé que la technique est disponible pour enfin passer à des lanceurs 100 % réutilisables, il quitte Blue Origin. Faut-il bosser avec son ancien collègue Tim Ellis, qui a fondé Relativity Space ? La seule entreprise qui correspond à tous les critères d'Andy Lapsa est SpaceX, mais il n'a pas envie d'en ressortir essoré comme plusieurs de ses connaissances. Aussi, SpaceX ne devrait pas avoir le monopole de la réutilisation : en 2019, il co-fonde Stoke Space avec Tom Feldman.
Réutiliser tous les étages, sans rien changer…
Le concept est aussi simple qu'il a été entendu plusieurs fois ces dernières années : un lanceur à deux étages, conçu pour être entièrement et régulièrement réutilisable, avec le moins possible de travail entre les tirs vers l'orbite. Facile, non ? Figurez-vous que si personne ne fait ça aujourd'hui, c'est pour une bonne raison. : à l'exception des navettes STS (qui étaient hors de prix et nécessitaient un ample démontage entre chaque vol) et des capsules Crew Dragon (qui ne sont pas à considérer comme des étages de fusée), les objets qui vont en orbite ne sont pas souvent récupérés ou réutilisés. Les contraintes sont incroyables, entre la gestion de la chaleur et des plasmas générés par l'atmosphère, le guidage, le freinage pour se poser au sol, les matériaux qui doivent résister, rester étanches tout en étant refroidis, etc.
Constituée d'une petite équipe de 5 personnes entre 2019 et 2021, Stoke Space s'attèle au problème en travaillant uniquement sur un deuxième étage réutilisable, simulation après simulation. Et la solution qu'ils ont retenue détonne dans le paysage.
Un design aux frontières de la science-fiction
Tout d'abord, Stoke Space choisit pour son étage supérieur une forme en cloche, ou en goutte d'eau. Ce qui signifie qu'elle reviendra à travers l'atmosphère « bas en avant ». Côté avantages, c'est pratique parce que la partie haute peut être dédiée aux charges utiles (satellites, véhicules, autres), s'ouvrir et se refermer tout en gardant une forme très aérodynamique. De plus, pas besoin de compenser la masse des moteurs sur le bas, et la pressurisation des réservoirs va toujours dans le même sens, avec même un tassement naturel lors du freinage atmosphérique. L'inconvénient par contre, c'est le design moteur. Stoke Space prévoit d'abord un bouclier amovible, puis des moteurs amovibles capables de se rétracter sous le bouclier, avant de se fixer sur un design avec les moteurs, en cercle, autour du bouclier. Reste à savoir comment refroidir ce dernier pour lutter à la fois contre les frottements et contre la chaleur produite par les moteurs-fusées.
Mais grâce aux simulations, la solution retenue est assez originale : de multiples petits moteurs en cercle peuvent profiter du bouclier comme d'une tuyère virtuelle (c'est un peu le concept de l'aerospike) tout en le protégeant par leur action lors du retour et du freinage à travers l'atmosphère. Andy Lapsa est bien conscient, avec son équipe qui grimpe fin 2021 à 75 personnes, que le concept est assez délirant. Mais il décide d'appliquer la même méthode que SpaceX, avec un design itératif.
Ça marche en simulation ? Ils le construisent, et rapidement, quitte à se tromper. Puis place à la mise à feu, et ce qui rate est rapidement corrigé pour la fois suivante. Et c'est reparti. De quoi aussi travailler sur les coûts des matériaux en jeu, et des procédés de fabrication.
Stoke Space choisit, comme pour le Starship, de travailler avec de l'acier. Puis passe et repasse sur ce concept de multimoteur, pour finalement choisir un seul moteur-fusée central (turbopompes, refroidissement, approvisionnement) et 30 tuyères réparties sur le pourtour du bouclier. Trente, rien de moins ! Chacune est fixe, et c'est avec les variations de poussée que Stoke espère contrôler à la fois l'injection en orbite, mais aussi le retour et l'atterrissage de la fusée sur Terre. Terriblement ambitieux.
Ça passe ou ça casse toutes les semaines
Plutôt que les choix techniques, l'élément clé de la notoriété de Stoke Space, qui ne cesse de monter depuis 2022, c'est d'être une start-up centrée sur la propulsion et son approche itérative. Résultat, de nombreux observateurs ont pu découvrir l'entreprise lors de ses tests de moteurs en cercle sur le site d'essais de Moses Lake, non loin de Seattle.
Et des tests, il y en a eu des heures ! D'abord avec des éléments aux soudures douteuses, des casses, puis des tests de poussée plus sérieux, avant le montage d'un prototype d'étage supérieur en acier, dont la ressemblance avec le tout premier « réservoir volant » de SpaceX pour Starship a d'emblée frappé le grand public. Il aura fallu deux exemplaires (le premier n'avait pas vraiment tenu face à la pressurisation) et des dizaines d'heures sur le banc d'essai pour que le 17 septembre 2023 un prototype décolle jusqu'à 10 mètres d'altitude puis se pose. Mais tout ça, en moins d'un an. Au dernier trimestre 2023, l'entreprise a réorienté ses efforts sur le premier étage de la fusée, qui s'appelle désormais Nova et qui vise une capacité d'emport de 5 tonnes vers l'orbite basse. Le tout en étant réutilisable chaque jour ?
La concurrence n'y est pas non plus !
Évidemment, ce n'est pas crédible dans un tout premier temps, d'autant que l'entreprise n'est pas prête à faire décoller sa fusée en 2024. On devrait cependant voir toujours plus de matériel sur le banc d'essai, en particulier la section moteur dédiée au premier étage, avec ses 7 moteurs réutilisables alimentés au méthane et à l'oxygène liquide. Stoke Space explique vouloir aller plus vite que ses concurrents directs, qui pour la plupart ont déjà des expériences (concluantes ou non) avec des lanceurs plus petits.
Relativity Space et sa Terran R, Rocket Lab avec Neutron, SpaceX et ses 10 à 12 décollages de Falcon 9 chaque mois, inutile de dire qu'Andy Lapsa aura fort à faire avec ses équipes pour leur tenir tête. Reste que la compétition pour concevoir et produire un étage supérieur réutilisable est encore très ouverte. Rien ne prouve aujourd'hui que Starship pourra fonctionner régulièrement et sans incident avec ses milliers de tuiles thermiques ni que Relativity et sa fusée imprimée en 3D disposent d'une approche plus concurrentielle.
Des sous et des essais
Pour Stoke Space, l'approche matérielle et les tests ont généré plus que de la curiosité : les investisseurs sont au rendez-vous. Après une première levée de 9 millions de dollars en 2021, puis 65 millions de dollars en 2022 (avec notamment le fonds d'investissement de Bill Gates), Stoke Space a clos un nouveau « round » de financement avec 100 millions de dollars en octobre 2023. De quoi casser du matériel jusqu'au premier vol, selon l'entrepreneur. Stoke Space en a profité pour agrandir ses locaux à Kent (juste à côté de Blue Origin) et continue de débaucher des talents avec un « grain de folie ».
En tout cas, compte tenu de leurs progrès rapides, Stoke Space est définitivement une entreprise à garder à l'œil en 2024. Et vous, pensez-vous qu'ils ont la bonne approche ?