C'est l'une des missions scientifiques les plus ambitieuses de la NASA cette décennie qui va décoller avec Falcon Heavy. Après 5 ans et demi de trajet, la sonde entamera 49 survols de la plus célèbre lune de Jupiter, étudiant ses glaces griffées, sa banquise épaisse et ses geysers… tout en survivant aux radiations.

Poster de la mission Europa Clipper © NASA / JPL-Caltech
Poster de la mission Europa Clipper © NASA / JPL-Caltech

Voilà qui est sans aucun doute la charge utile (non habitée) la plus chère jamais envoyée en orbite par SpaceX. La mission Europa Clipper, sur l'ensemble de son développement jusqu'à sa fin de mission, coûtera plus de 5,2 milliards de dollars aux États-Unis. C'est un « flagship », une exploration au premier plan de ce que peut offrir la science et l'ingénierie américaine associée avec la NASA.

Le décollage, prévu initialement le 10 octobre, a été retardé par l'ouragan Milton qui vient de traverser la Floride, mais SpaceX a jusqu'à la fin du mois pour conduire Falcon Heavy sur son site de lancement, au Centre spatial Kennedy, et décoller pour accélérer Europa Clipper vers Jupiter.

Ce décollage se fera sur une heure, en deux phases, avec une première orbite « de parking » autour de la Terre et un rallumage du moteur de l'étage supérieur de Falcon Heavy pour accélérer et quitter la zone d'influence terrestre. Le trajet, lui, ne durera que 5 ans et demi, avec un rendez-vous en orbite de Jupiter le 11 avril 2030.

Europa Clipper le jour de sa mise sous coiffe en Floride © SpaceX
Europa Clipper le jour de sa mise sous coiffe en Floride © SpaceX

Une genèse complexe… et chère

Europa Clipper est un projet ambitieux par nature. L'environnement de Jupiter est l'un des plus difficiles à traverser de tout le Système solaire : une zone radiative capable de passer au micro-ondes les composants électroniques les plus résistants, des forces d'attraction titanesques et multiples, et c'est à la limite de ce qu'il est possible d'alimenter avec des panneaux solaires. Ainsi, la genèse de cette mission a été très, très compliquée.

Il a par exemple été question de lui donner des piles au plutonium (comme pour Perseverance ou Cassini). D'autre part, le comité scientifique qui a établi les grandes lignes de la mission envisageait un orbiteur et un atterrisseur. Puis, face à la complexité de se poser sur la banquise d'Europe, un impacteur. Il a été question de forer la glace, de l'étudier depuis l'orbite, etc. Finalement, même rester autour de cette lune a été mis de côté, au profit d'une mission qui fera une orbite elliptique et qui reviendra toutes les quelques semaines s'approcher de la surface.

Et cela n'a pas été les seules polémiques. Les politiciens américains, qui ont, compte tenu des coûts de la mission, longtemps contrôlé ses grandes orientations techniques, avaient plusieurs années durant exigé qu'elle soit envoyée avec la titanesque fusée SLS (Space Launch System) pour réduire son temps de trajet et augmenter la masse disponible. Cette solution est finalement impossible, pour cause de budget.

La sélection des instruments à emporter sur Europa Clipper a été difficile, et leur développement, un chemin de croix. Le spectromètre infrarouge MISE a failli voir la sonde partir sans lui, et ce long fleuve tranquille n'aurait pas été complet sans une frayeur de dernière minute, lorsqu'au printemps 2024, un lot de composants électroniques identiques à ceux installés dans le « cœur blindé » de la sonde s'est finalement révélé bien plus sensible que prévu aux radiations. Voir la sonde, réservoirs remplis, installée dans sa coiffe au sommet de Falcon Heavy est donc déjà une victoire.

La mission d'Europa Clipper : mieux comprendre le millefeuille que l'on pense exister sous la glace de la lune Europe, autour de Jupiter © NASA

Étudier Europe, une question de trajectoire

Pour ce départ avec Falcon Heavy, il y a donc une question de temps de trajet. 5 ans et demi pour rejoindre Jupiter, c'est long, mais pas tant que ça. Rappelons quand même que JUICE, la sonde européenne qui a une masse similaire (Europa Clipper, c'est 5,8 tonnes, dont 2,8 de carburant), prend 8 années pour un trajet équivalent.

Clipper aura tout de même besoin de deux assistances gravitationnelles pour prendre de l'élan et orienter sa trajectoire : une première fois en survolant Mars fin février 2025, une deuxième en revenant vers la Terre en février 2026. Enfin, quelques heures avant de freiner pour se placer sur son orbite autour de Jupiter, Europa Clipper utilisera une dernière assistance gravitationnelle avec Ganymède, passant à 200 kilomètres de sa surface seulement.

Le dernier freinage sera un long moment de tension, la sonde n'est équipée que de petits moteurs, ils resteront allumés durant 6 heures. En espérant que la NASA ne découvre pas, comme avec ses deux missions précédentes vers Jupiter, un problème au cours du trajet (Galileo n'avait pu utiliser son antenne principale, et Juno avait souffert d'un problème de moteur).

Présentation de la sonde Europa Clipper et de ses instruments scientifiques © NASA

Une ambition : étudier l'océan sous la surface

Outre plusieurs superlatifs techniques, comme le fait qu'il s'agisse de la sonde de la NASA avec la plus grande envergure (30,5 mètres de long avec les panneaux solaires et 17,5 mètres de large avec les antennes radars), Europa Clipper est avant tout une mission qui a pour but de pousser au maximum la connaissance d'Europe, de ses glaces, sa formation, sa composition en surface et celle de son océan interne. Il s'agira de comprendre l'environnement magnétique de cette lune, sa chimie, les processus physiques qui mènent à ses geysers, sa dynamique de l'eau et si elle pourrait, dans certaines conditions, abriter la vie.

La sonde peut compter sur neuf instruments, sans oublier ses communications, dont les variations apporteront des données sur la gravité d'Europe. Il y a d'abord plusieurs caméras (EIS, Europa Imaging System) à large champ et un zoom, avec des capteurs capables de capturer l'infrarouge et l'ultraviolet proches, qui sont là pour cartographier avec précision la lune de Jupiter.

Ensuite, il y a la caméra E-THEMIS, qui est un imageur infrarouge thermique, particulièrement adapté pour observer les variations de température et les geysers sur la glace, puis deux spectromètres infrarouges et ultraviolets, qui vont analyser la lumière reflétée par les glaces pour déterminer leur composition et les gaz s'échappant de la surface.

Tous les instruments ont une partie capteur et une partie électronique déportée dans le "coffre-fort" d'Europa Clipper que l'on voit ici © NASA / JPL-Caltech

Il y a ensuite trois instruments spécialisés pour analyser l'océan invisible sous l'épaisse surface de glace d'Europe : un radar spécialisé nommé REASON, pour détecter l'épaisseur de glace et les possibles « poches » d'eau sous la surface, un magnétomètre, car l'eau (en particulier salée) produit des changements sur l'environnement magnétique proche d'Europe, et un sondeur plasma (PIMS).

Enfin pour terminer, deux analyseurs de chimie des particules vont étudier l'environnement d'Europe in situ en collectant pour l'un, des particules de gaz (spectromètre de masse MASPEX, pour lequel l'espoir est de voler « à travers » un geyser), et pour l'autre, des particules de poussière.

Europa Clipper opérera en partie en parallèle de la mission européenne JUICE à partir de 2031, et les équipes scientifiques des deux missions ont des accords pour partager certaines données afin de les comparer, et donc d'affiner les résultats. Enfin, si la NASA est à bord de JUICE, il y a un peu d'Europe aussi à bord d'Europa Clipper, avec notamment les panneaux solaires fournis par Airbus Defence & Space.

Quatre ans de précieuses mesures

L'électronique à bord d'Europa Clipper aura beau être protégée par un caisson métallique en alliage d'aluminium et de zinc de 9,2 millimètres d'épaisseur, les radiations de Jupiter sont trop importantes dans la zone autour d'Europe. Pour étudier cette lune qui fait à peu près le diamètre de la nôtre, Europa Clipper réalisera 49 ellipses et 49 survols en quatre ans, si sa mission n'est pas prolongée d'ici là.

En théorie, cela lui permettra de cartographier 100 % de la surface et d'observer plusieurs fois tous les sites potentiels pour des geysers ou des dépôts particuliers. Quant à la fin de la mission, elle dépendra d'abord de l'état des instruments après 4 années à traverser les radiations de Jupiter. Il y a parfois de bonnes surprises, comme c'est le cas pour Juno, toujours active depuis 2016…

La sonde prête pour son décollage, avec ses très amples panneaux solaires livrés par Airbus DS © NASA

Néanmoins pour Europa Clipper, il faudra aussi penser à sa désintégration. Tous les comités scientifiques recommandent d'éviter d'écraser la sonde sur Europe, qui plus est si on y détecte de potentielles conditions propices à la vie.

Même si la construction et l'assemblage de la sonde ont été réalisés dans les conditions de salle blanche optimisées pour que la sensibilité des instruments soit garantie, autant que pour éviter de polluer les lunes de Jupiter, Clipper sera dirigée vers Ganymède pour sa fin de mission. Elle s'y écrasera sur un point précis, dans une zone à la banquise de glace très épaisse, et avec le moins de risque possible de contamination.