Si le programme américain de missions lunaires habitées Artemis attire tous les regards, de nombreuses autres nations intensifient également leurs programmes d’exploration de notre satellite naturel. C’est le cas de la Russie, qui ambitionne d'envoyer un premier atterrisseur automatique, Luna-25, dès le mois d’octobre. Devraient s’ensuivre d’autres atterrisseurs, orbiteurs et rovers, ainsi que des missions de retours d’échantillons cryogéniques.
Planifiées tout au long de la décennie, les nouvelles missions Luna seront menées avec la participation de l’ESA, et serviront à préparer l’arrivée des premiers cosmonautes russes sur la surface lunaire.
Une mission inscrite dans une illustre lignée
En août 1976, la mission Luna-24 marquait la fin du programme lunaire soviétique, qui avait débuté en 1959 avec le « semi-échec » de Luna-1. Quatre ans après Apollo 17, elle rapportait également sur Terre les derniers échantillons lunaires de l’âge d’or de l’exploration spatiale. En effet, le prochain atterrissage contrôlé n’aura lieu qu’en 2013, avec la mission chinoise Chang'e 3, et il faudra attendre Chang'e 5, fin 2020, pour voir revenir sur Terre de nouveaux échantillons de régolithe lunaire.
Dès la fin des années 1990, la Fédération de Russie envisage toutefois de réitérer ses exploits des années 1960 et 1970, et lance le programme Luna-Glob en 1997, initialement destiné à envoyer plusieurs pénétrateurs dotés de sismomètres capables de couvrir la totalité du globe lunaire. Entre crises économiques et réorientation politiques, et suite à l’échec de la mission Fobos-Grunt, Luna-Glob est toutefois largement remaniée et progressivement repoussée de 2012 à 2021.
Entre temps, Roscosmos aura cependant pris soin de renommer Luna-Glob en Luna-25. L’ambition est claire : la première mission russe à la surface de la Lune devra s’inscrire dans la lignée des prestigieuses missions soviétiques. Mais contrairement à leurs aînées de la guerre froide, les missions Luna-25 à Luna-29 ne seront pas réalisées en autarcie. Au début des années 2000, il a été envisagé de fusionner l’atterrisseur Luna-Glob avec l’orbiteur japonais Lunar-A, avant que ce dernier ne soit annulé en 2007.
Plus tard, une coopération avec l’agence spatiale indienne ISRO a été prévue pour Luna-27, l’Inde fournissant l’orbiteur Chandrayaan-2, et la Russie l’atterrisseur et le rover. Mais l’échec de Fobos-Grunt pousse New Delhi à développer son propre atterrisseur, malheureusement perdu à l’alunissage en septembre 2019. Finalement, ce sera donc l’Agence spatiale européenne qui embarquera à bord des nouvelles missions Luna, et tout particulièrement Luna-27.
Luna-25 : alunissage prévu à l’automne 2021
Initialement nommée Luna-Glob Lander, Luna-25 devrait marquer le grand retour de la Russie à la surface lunaire. D’une masse au lancement d’environ 1 700 kg, dont près d’une tonne d’ergols, la sonde devrait décoller du cosmodrome de Vostotchnyi vers le 21 octobre à bord d’une fusée Soyouz-2.1b équipée d’un quatrième étage Fregat. Initialement prévue pour fonctionner avec un orbiteur, Luna-25 ne sera finalement qu’un atterrisseur qui va viser le cratère Bogouslavsky, près du pôle Sud de la Lune, qu’il atteindra fin octobre ou début novembre.
L’objectif de la mission est double. D’une part, il s’agira de valider les technologies et procédures d’atterrissage sur un autre objet céleste, ce que Fobos-Grunt n’avait pas eu l’occasion de tester. La capacité de communiquer vers la Terre depuis le pôle Sud sera également validée, tout comme le système de protection thermique de l’atterrisseur et le fonctionnement du bras télécommandé permettant l’analyse du régolithe.
D’autre part, en visant le pôle Sud de la Lune, riche en glace d’eau, Luna-25 effectuera déjà quelques missions scientifiques. Pour cette première mission russe, seuls 30 kg de charge utile seront destinés aux expérimentations scientifiques. Mais la miniaturisation des technologies permettra tout de même d’embarquer une dizaine d’instruments, principalement destinés à la cartographie et à l’étude des propriétés chimiques, thermiques et radiologiques du régolithe. L'idée, encore une fois, est de préparer au mieux les missions suivantes qui auront en charge de creuser sous la surface afin d’étudier l’eau lunaire.
Pour cette première mission, l’ESA embarquera à bord de Luna-25 une caméra Pilot-D. Ici aussi, il s’agit d’un démonstrateur technologique, qui permettra de récupérer des données pour préparer le prochain atterrisseur : Luna-27.
Luna-26 : l’orbiteur qui prépare l’avenir
Fin 2023, ou plus probablement courant 2024, ce sera au tour de Luna-26, ex Luna-Resurs orbiter, de faire le trajet vers la Lune. Pas question, cette fois-ci, d’y atterrir. Pur orbiteur, Luna-26 aura comme mission principale de cartographier les potentiels sites d’atterrissage pour les futures missions russes. Pour cela, il disposera de capteurs optiques et électromagnétiques, et devrait également se servir des micro-anomalies de son orbite pour analyser le champ gravitationnel de la Lune. Placée sur une orbite polaire de 100 km, et même si toute la surface de notre satellite sera explorée, la sonde pourra concentrer ses efforts sur le pôle Sud, au cœur de toutes les convoitises en raison la forte présence de glace d’eau.
Les instruments embarqués à bord de Luna-26 pourront également analyser l’exosphère de la Lune. Si cette dernière est dépourvue d’atmosphère à proprement parler, il y a bien de l’activité au-dessus de sa surface, que ce soient des micrométéorites, des poussières en suspension, des flux de neutrons ou de plasma ou encore des rayonnements gammas. Autant de composants qui pourraient affecter les futures missions robotisées mais aussi les futures bases lunaires, toujours dans les plans de Roscosmos.
Outre sa mission de cartographie, Luna-26 devra également valider les procédures de communication permettant aux orbiteurs russes de servir de relais de télécommunication entre la Terre et les futurs atterrisseurs et rovers lunaires. Une nouvelle fois, l’ESA devrait être mise à contribution de Luna-26, principalement à travers ses stations de communication réparties sur la surface terrestre.
Luna-27 : la coopération russo-européenne au sommet
Attendu pour l’été 2025, l’atterrisseur Luna-27 devrait marquer l’apogée de la coopération entre les agences spatiales russe et européenne. Comme les deux missions précédentes, Luna-27 sera fabriquée par l’industriel russe Lavotchkine. Pour la première fois, cependant, le système de navigation principal sera européen, développé conjointement par Airbus et l’ESA. Baptisé Pilot, ce système de navigation optique sera basé sur les briques technologiques testées durant la mission Luna-25.
Utilisant des caméras et des LiDAR, doté d'une grande puissance de calcul et des algorithmes de reconnaissance volumétrique, entre autres, Pilot pourra identifier les différentes aspérités du terrain, tels que des cratères ou des rochers, et servir de système d’évitement d’obstacle. Ces informations seront corrélées aux cartes réalisées par Luna-26, permettant à Luna-27 de se poser avec une extrême précision, probablement de l’ordre de la dizaine de mètres, contre environ 30km pour Luna-25. Le défi sera de taille, étant donné que les conditions d’éclairage dans le bassin pôle Sud/Aitken sont particulièrement complexes.
Sur le plan scientifique, Luna-27 sera également la mission russe la plus importante actuellement planifiée. Si Luna-25 servira à défricher les technologies lunaires, Luna-27 devra les exploiter opérationnellement. Comme pour le programme Artemis, ou les futures missions Chang’e, la Russie s’intéresse particulièrement aux ressources de glace du Pôle Sud lunaire, capable d’alimenter en eau une future base permanente, mais aussi de fournir l’hydrogène et l’oxygène alimentant les fusées et modules lunaires de demain.
Une foreuse cryogénique européenne à la surface de la Lune
Pour explorer les ressources lunaires, Luna-27 embarquera environ 200 kg de charge utile scientifique. Une quinzaine d’équipements, dont deux réalisés en coopération avec l’Université de Berne, en Suisse, permettront d’analyser en détail le régolithe de surface et de l’exosphère. Un laboratoire d’analyse chimique, équipé d’un spectromètre de masse, servira à l’analyse des échantillons prélevés par le bras robotique russe.
Mais, surtout, Luna-27 embarquera la première foreuse lunaire d’origine européenne : PROSPECT (Package for Resource Observation and in-Situ Prospecting in support of Exploration, Commercial exploitation and Transportation). Dérivé d’un équipement conçu pour les missions ExoMars, PROSPECT se compose de la foreuse en elle-même, ProSEED, et d’un petit laboratoire d’analyses, ProSPA.
Destiné au carottage, PROSPECT a pour ambition de creuser jusqu’à une profondeur d’un ou deux mètres, permettant de connaître avec précision la nature du sol lunaire éloigné des conditions dantesques de la surface. La teneur en glace d’eau, notamment, sera particulièrement observée par l'ESA, puisque c’est elle qui déterminera la faisabilité des futures implantations humaines au Pôle Sud lunaire. Mais d’autres substances, comme le cuivre, le sodium, le potassium et le zinc, seront surveillés de près.
L’autre objectif de PROSPECT est de démontrer la faisabilité d’un forage qui ne modifierait pas les conditions thermiques du sol creusé. Autrement dit, il s’agit de ne pas faire fondre la glace devant être analysée, ce qui implique de maîtriser au mieux les effets de frottement.
Luna-28 et Luna-29 : retours d’échantillons et rover lunaire
Toujours dans une optique de progression incrémentale, Luna-28 devrait poursuivre dans la voie de Luna-27, mais en permettant cette fois-ci de renvoyer les échantillons cryogéniques vers la Terre. Ici encore, lorsque l’on connait les températures extrêmes auxquelles sont soumis les véhicules d’entrée atmosphérique, on imagine le challenge technique que constituera cette mission.
Luna-28, anciennement Luna Grunt, est aujourd’hui prévue pour 2027, toujours propulsée par une fusée Soyouz-2/Fregat. A l’origine, il était prévu que Luna Grunt dépose sur la Lune un rover semblable au Lunokhod déployé sur la Lune par les Soviétiques dans les années 1970. Ce rover aurait récupéré des échantillons à plusieurs endroits, avant de les charger dans un module de remontée déposé préalablement par une sonde distincte de Luna Grunt.
Aujourd’hui, il semble plutôt que Luna-28 effectuera ses propres prélèvements, à la manière de Luna-27, et que la sonde disposera de son propre module de remontée capable d’expédier les prélèvements sur une orbite lunaire de 100 km. Ce petit véhicule de remontée pourrait d’ailleurs servir à tester des technologies pouvant être réutilisées sur un futur module lunaire réutilisable, le Corvet. Un second véhicule spatial, placé en orbite lunaire, sera chargé de récupérer les échantillons cryogéniques lors d’une manœuvre de rendez-vous, avant de les ramener sur Terre sans en modifier l’état. L’ensemble serait ainsi vu comme une répétition de futures missions de retours d’échantillons martiens.
Après l’abandon du projet commun russo-indien, ce devrait donc être à Luna-29 de marquer le grand retour d'un rover russe à la surface de la Lune. En novembre 1970, après une tentative ratée en 1969, l’Union Soviétique était la première nation à poser un rover téléopéré sur un autre astre. Il s’agissait de Lunokhod-1, qui a opéré durant près de 10 mois. Lunokhod-2 suivra en 1973, et détiendra pendant 45 ans le record de distance parcourue sur un corps céleste, avant d’être détrôné par Opportunity en 2018. Jusqu’à l’arrivée de Yutu-1 avec la mission Chang’e 3, il s’agissait également du dernier rover a avoir parcouru le sol lunaire.
Pour l’heure, les détails de Luna-29 ne sont pas encore connus, même si l’objectif reste toujours d’explorer plus en détail le pôle Sud lunaire. Plus lourde que les missions précédentes, Luna-29 pourrait être expédiée via une fusée Angara A5, ou dérivée.
Le premier russe sur la Lune après 2030 ?
En 2017, un accord est signé entre la NASA et Roscosmos autour du projet Deep Space Gateway, laissant envisager que le retour des humains sur la Lune pourrait se faire dans le cadre d’un accord international prolongeant la coopération autour de l’ISS. Mais faute d’un véritable retour sur investissement pour la Russie, Moscou quitte le projet à l’automne 2020. Si Américains et Européens poursuivent avec la LOP-G, la Russie envisage désormais de développer seule sa LOS, ou Lunar Orbital Station.
Cette dernière ne sera cependant qu’une partie de l’infrastructure lunaire russe. Comme pour la LOP-G et le programme Artemis, la LOS doit servir de passerelle vers une base lunaire permanente, qu’elle soit développée uniquement par la Russie, ou en coopération avec d'autres puissances spatiales, l'Europe ou la Chine par exemple. Dans un premier temps, cette base pourrait être entièrement robotisée, permettant de mener des missions scientifiques dans la durée, de tester les équipements des futures bases habitées, mais aussi de fournir des infrastructures pour les premières missions humaines non-permanente. De quoi ouvrir la voie à une base de vie permanente à l’horizon 2040-2045… si le contexte politique et économique le permet.