L'extension internet française « .fr » a poursuivi sa croissance en 2020, rattrapant un peu plus encore le nom de domaine concurrent américain « .com ». Clubic est parti à la rencontre de l'AFNIC, l'association qui opère le .fr, qui célèbre d'ailleurs cette année son 35e anniversaire.
Alors qu'elle fête ses 35 ans, l'extension de nom de domaine « .fr » est en pleine expansion. Un temps boudé au profit du « .com », elle est désormais, en France, plus sollicitée que sa concurrente américaine. L'Association française pour le nommage internet en coopération, l'AFNIC, opère cette extension de nom de domaine en France depuis sa création, en 1998. Auparavant, elle était entre les mains de l'INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique).
Pour revenir sur l'évolution du « .fr », son importance technique et informatique, mais aussi sur les œuvres positives générées par son exploitation, nous avons pu interroger Pierre Bonis, directeur général de l'AFNIC depuis septembre 2017.
L'interview « .fr » de Pierre Bonis, directeur général de l'AFNIC
Clubic : Bonjour Pierre ! Qu'est-ce que l'AFNIC et quel est son rôle ?
Pierre Bonis : L'AFNIC est une association qui est le gestionnaire du « .fr ». Elle regroupe les pouvoirs publics, des bureaux d'enregistrement (comme des hébergeurs, des fournisseurs d'accès), des chercheurs, des gens issus du monde académique, des membres qui sont justement intéressés par nos problématiques et des correspondants internationaux (nos homologues dans la zone francophone et notamment en Afrique). Aujourd'hui, nous sommes autour de 80 collaborateurs. La première moitié est composée d'ingénieurs et d'informaticiens. La seconde est constituée du service juridique et du support.
"Le « .fr », ce sont des règles d'enregistrement françaises mais aussi un élément d'autonomie et d'indépendance"
L'AFNIC est un registre internet, le registre du « .fr ». L'association est aussi actrice des gTLD (Generic Top Level Domain), les extensions de domaine génériques essentiellement françaises, comme le « .paris », le « .alsace » et autres, mais aussi des extensions de marque, comme le « .sncf ».
À côté de ce métier de registre, il y a aussi une partie de recherche et développement. 10% du chiffre d'affaires de l'AFNIC sont dédiés à la R&D, avec des axes majoritairement liés à mettre le DNS (les protocoles) au service d'acteurs ou industries qui ne l'utilisent pas encore, comme l'Internet des objets (IoT), ou des solutions d'identité numérique. Nous contribuons par ailleurs à la gouvernance de l'internet, notamment au sein d'organisations comme l'IETF ou le Forum mondial pour la gouvernance de l'Internet.
"Les bénéfices générés par le « .fr » sont réinvestis dans la R&D ou, pour 90% d'entre eux, à une fondation pour la solidarité numérique"
Quelle est, d’un point de vue « construction informatique », l'importance du « .fr » ?
Aujourd'hui encore, lorsque vous visitez un site web, vous le faites parce qu'il a un nom de domaine. Il n'existe pas, pour l'instant et pour ce qui relève du web, d'alternative au nom de domaine, qui est issu d'un annuaire qui fait correspondre des mots compréhensibles par les gens avec des adresses IP impossibles à retenir. Même sur les téléphones et applications, où on ne les voit pas forcément au début, il a aussi forcément un nom de domaine.
Le « .fr », ce sont des règles d'enregistrement françaises mais aussi un élément d'autonomie et d'indépendance. Toute la chaîne technique, qui va du système d'enregistrement au système de résolution, est maîtrisée par l'AFNIC, donc un acteur français, sur le territoire français, qui a ses bases de données en France et en Europe. C'est un élément central au vu de la souveraineté numérique, et il est identifié comme un service essentiel.
L'intégralité de la communication gouvernementale (« .gouv ») passe par le « .fr ». C'est une délégation de service public opérée par une association, ce qui signifie qu'il n'y a pas de privatisation de la valeur du « .fr ». Les bénéfices générés sont réinvestis dans la R&D ou, pour 90% d'entre eux, à une fondation pour la solidarité numérique, qui finance des projets, sur tout le territoire, de pédagogie numérique et de solidarité intergénérationnelle. Le développement du « .fr » alimente aussi celui du numérique et de ses usages.
"Le « .fr » est moins cher que le « .com » de l'ordre de 30%"
Vous avez un peu déjà répondu à la question, mais qui est aujourd'hui en capacité de distribuer les noms de domaine et extensions ?
C'est tout un réseau, formé par des bureaux d'enregistrement. Les bureaux d'enregistrement, ce sont des hébergeurs, des agences web, des sites web ou des fournisseurs d'accès, comme OVHcloud, Orange, IONOS by 1&1, etc. L'AFNIC, en tant que registre, ne vend et ne distribue pas directement aux utilisateurs du « .fr », sinon elle serait en concurrence directe avec les clients. Pour que ces acteurs distribuent le « .fr », il faut qu'ils soient accrédités auprès de l'AFNIC. De notre côté, on valide les demandes et on enregistre ce qu'eux font avec leurs clients. On les insère dans nos bases et on maintient un nom de domaine tel qu'il est enregistré dans nos bases et dans nos infrastructures. Un « .fr » ne peut pas bouger s'il n'y a pas un distributeur qui dit que ça doit bouger. Nous publions ensuite les demandes, pour que les sites web puissent fonctionner et qu'ils soient accessibles par des noms de domaine.
Le « .fr » est aussi réputé moins onéreux que le « .com »...
Le prix du « .fr » est nettement moins important que le prix du « .com », de l'ordre de 30% de différence. Notre prix est toujours le même : 4,56 € facturés à un bureau d'enregistrement. En revanche, lorsque vous, vous enregistrez un nom de domaine, les prix peuvent varier, notamment en fonction des services que vous apportent les bureaux d'enregistrement : l'hébergement, la création d'une boite e-mail etc. En tant qu'utilisateur final ou titulaire du « .fr », vous avez des tarifs qui varient d'un prestataire à un autre, et il y en a 400 différents. Tout ça est dans les mains du secteur privé.
"Le retard du « .fr » ? il y avait des règles d'enregistrement extrêmement restrictives"
Le « .fr » a véritablement explosé en 2004, car devenu plus accessible. Auparavant, il n’était réservé qu’aux universitaires et entreprises. Ce qui est « magique » aujourd'hui est que tout le monde peut acheter un nom de domaine avec une extension en « .fr ».
Oui, tout le monde, à la condition que vous résidiez sur le territoire de l'Union européenne. Aujourd'hui, malgré tout, sur le « .fr », vous avez encore une majorité d'entreprises. Cela peut se comprendre, car l'un des usages les plus fréquents du nom de domaine est de créer un site de e-commerce. Mais vous avez aussi des particuliers qui créent des blogs, qui parfois enregistrent un nom de domaine non pas pour faire un site web mais juste pour pouvoir personnaliser leur adresse email.
ll y a effectivement eu l'étape révolutionnaire de 2004. À ce moment-là fut abandonné le « droit au nom », un barbarisme qui signifie qu'avant cette date vous ne pouviez enregistrer que votre nom d'entreprise. C'était limitatif, car vous ne pouviez pas enregistrer une marque, par exemple. Il y avait aussi des vérifications préalables lourdes qui rendaient le processus d'enregistrement un peu complexe et un peu long et qui, de fait, détériorait la compétitivité du « .fr » par rapport aux alternatives (« .net », « .org », etc.).
"Tous les ans, grâce au « .fr », nous versons entre 1 et 1,5 million d'euros à des acteurs de l'économie sociale et solidaire, via la Fondation AFNIC"
La seconde étape remonte à 2006, avec l'ouverture aux personnes physiques, au public. Alors oui, il était déjà un peu ouvert aux personnes physiques, mais sous la forme de sous-domaines, c'est-à-dire « nom.fr », par exemple « asso.fr ». L'ouverture au public a, en 2006, conduit à une augmentation très forte des enregistrements, ce qui a permis de générer suffisamment de revenus pour être compétitifs, d'un point de vue technique, face au géant américain, mais aussi pour moderniser le système d'enregistrement et pour baisser les prix.
Vous évoquiez tout à l'heure la dimension solidaire du « .fr », avec un versement de 90% des bénéfices à des projets d'inclusion numérique via la Fondation AFNIC. Il y a-t-il des projets que vous souhaitez mettre en valeur ?
Tous les ans, entre 1 et 1,5 million d'euros est versé et distribué par la Fondation à des acteurs de l'économie sociale et solidaire. Nous attachons de l'importance à financer des projets sur l'ensemble du territoire, DOM-TOM y compris. Nous nous attachons aussi à financer des projets, même lorsqu'ils sont très petits.
Nous avons financé, il y a quelques années, un projet qui s'appelle Reconnect, un coffre-fort numérique pour les populations vulnérables, les personnes sans domicile fixe. Ces dernières peuvent se faire voler ou perdre leurs papiers très facilement. L'association Reconnect, qui a négocié avec des commissariats et le ministère de l'Intérieur pour qu'il y ait une validité des documents numérisés, a ouvert des comptes pour ces personnes sans domicile fixe, au sein desquels elle a stocké tous les papiers qui étaient importants pour eux. Une telle initiative n'avait jamais été prise avant. Elle aide aujourd'hui à la réinsertion dans la société.
"La part de marché du « .com » (…) est un peu anormale"
Dans un tout autre style, nous avons financé un projet qui consistait à imprimer, via des imprimantes 3D, des cartes de fonds marins, pour des navigateurs qui perdaient la vue ou devenaient malvoyants. Cela a permis à des personnes âgées qui ne pouvaient plus se rendre en mer, de recommencer à planifier des sorties, accompagnées par des voyants, tout en décidant elles-mêmes où elles allaient, parce qu'elles avaient directement les cartes des fonds marins en braille.
Aujourd’hui, le « .fr » cohabite avec le non moins célèbre « .com ». En France, l'écart dans les parts de marché a tendance à se réduire : 38% pour le « .fr », un nouveau record, et 44% pour le « .com ». Comment explique-t-on cette embellie du « .fr », qui visiblement n'est pas forcément à mettre au crédit de la pandémie ?
Il faut rappeler que la part de marché du « .com », qui reste la plus importante pour les extensions internet en France, est un peu anormale. Il y a d'autres pays européens, en Allemagne avec le « .de », et en Grande-Bretagne avec le « .uk », où l'extension nationale est majoritaire sur le marché. Concernant la France, tout cela est dû aux règles d'enregistrement extrêmement restrictives du « .fr », qui font que dès le départ, beaucoup de gens sont allés vers le « .com ».
L'une des raisons pour lesquelles le « .fr » rattrape le « .com », c'est parce que nous faisons la promotion du « .fr » avec des campagnes audiovisuelles, la formation de TPE/PME, des ateliers un peu partout. Il y a toute une partie des titulaires du « .fr » qui sont des artisans, des commerçants et des TPE. Cela été un peu accéléré par le confinement, mais notre volet de formation pour les TPM et PME est déterminant, avec une vraie présence locale.
"Offrir des alternatives simples et peu onéreuses à toutes les personnes qui veulent construire leur présence en ligne, et qui veulent une autonomie"
Nous devons offrir des alternatives simples et peu onéreuses à toutes les personnes qui veulent construire leur présence en ligne, et qui veulent une autonomie. On ne dit pas que ce n'est pas bien d'aller sur Facebook ou sur Amazon, nous ne sommes pas là pour faire de la morale. Mais ce que nous savons, c'est qu'en mettant tous ses œufs dans le même panier dans sa présence numérique, on prend le risque d'être prisonnier des CGU de ces grandes plateformes, des changements tarifaires, des changements de référencement et autres. Au fond, vue l'augmentation du chiffre d'affaires généré par les activités numériques, nous sommes convaincus qu'il est essentiel de se construire un espace qui appartient aux utilisateurs. Ce serait une sorte d'équivalent numérique du « j'ai un toit au-dessus de la tête ». Ce discours, nous sommes quasiment les seuls à le porter sur le marché. Cela explique aussi pourquoi les gens se tournent davantage vers le « .fr » que vers le « .com ».
Il est intéressant de voir que pendant toute la période de confinement, il y a eu plus de créations de « .fr » en France qu'il y a eu d'ouverture de pages sur la marketplace d'Amazon. Nous espérons poursuivre et maintenir cette dynamique d'automatisation numérique.