La vue des astronautes à l'ouverture de leur écoutille, lors d'une sortie EVA © NASA
La vue des astronautes à l'ouverture de leur écoutille, lors d'une sortie EVA © NASA

Alors même qu'aucun Américain n'était encore allé en orbite, la NASA devait déjà préparer le précurseur de ses missions lunaires. Une capsule capable de tester tous les grands aspects technologiques et physiologiques avant Apollo, et qui devait voler rapidement. C'est Gemini, bien sûr !

La « 2e génération » d'astronautes américains va y faire ses armes.

Gemini, maxi capacité

En route pour la Lune : c'est le mot d'ordre qui traverse toute la NASA. En mai 1961, le président John Kennedy a demandé au Congrès que tous les efforts soient fournis pour que l'Homme aille fouler le sol lunaire avant la fin de la décennie. Le public n'est pas encore totalement conquis, et pour cause : la capsule Mercury américaine accuse un retard important sur son équivalent soviétique Vostok. L'URSS vient d'envoyer Youri Gagarine faire le tour de la Terre, alors que les Américains ne sont toujours capables que de vols au-delà de la frontière de l'espace pour quelques minutes.

Mais l'administrateur de la NASA a l'oreille du président américain, qui veut un projet aussi ambitieux que fédérateur pour son mandat, et ce projet s'appelle Apollo. Le matériel n'existe pas, ni les moteurs, la fusée, les capsules, l'atterrisseur lunaire… Mais le concept, l'architecture des missions, est déjà à l'étude. Dans les couloirs du « Space Task Group », qui a accouché des premiers succès habités du programme américain, on sait exactement quelles étapes il faudra réussir pour envisager de fouler le sol lunaire.

Comment envisager de sortir sur la Lune si l'on ne sait pas correctement sortir de sa capsule en orbite ? © NASA
Comment envisager de sortir sur la Lune si l'on ne sait pas correctement sortir de sa capsule en orbite ? © NASA

L'un des inconvénients majeurs est que les véhicules adaptés au programme Apollo sont très loin d'être développés. Tandis que les toutes petites capsules Mercury, même si elles ont encore un potentiel d'évolution, ne pourront jamais tester des techniques telles que les sorties extravéhiculaires ou les amarrages. Il faut pour cela une capsule intermédiaire, plus grosse que Mercury, et dans le même temps, la plus légère possible, car la NASA sait très bien qu'elle n'a pas encore à disposition de lanceur très capable.

Alors, les équipes planchent, dès 1961, sur Gemini (le nom est officiel en novembre). Une capsule pour deux astronautes, qui reprend quelques caractéristiques de la génération précédente, tout en améliorant au maximum ses capacités. La pérennité est tacite avec Mercury, c'est le même industriel (McDonnell Aircraft Corp.) qui a la charge de produire et d'assembler les véhicules.

Une capsule plus grande, mais pas que

Mais si l'aspect extérieur est similaire (la capsule garde la même forme de cloche), Gemini est d'abord bien plus grande que son aïeule. Avec ses 5,6 mètres de long, ses 3 mètres de diamètre et ses 3,2 tonnes au décollage (le double de Mercury !), il faut de la place pour accommoder deux astronautes pour des vols qui pourront s'étendre jusqu'à deux semaines.

Le développement bat son plein alors même que le premier Américain à passer plus de 24 heures en orbite n'a pas encore volé (il faudra attendre jusqu'à 1963). Les progrès sont importants, et cela passe par un tout premier ordinateur de vol avec des instructions complexes, de nouveaux propulseurs et des commandes capables de corriger la trajectoire en translation, et non plus seulement en rotation. Un changement d'architecture a même lieu : Gemini est scindée en deux véhicules, la capsule habitée et son module de service qui contient les rétrofusées, les réserves d'ergols, d'oxygène et d'eau. Ce module de service est largué juste après la manœuvre de désorbitation.

Une capsule Gemini photographiée par... une autre capsule Gemini © NASA

Un étrange système de siège éjectable

Autre changement majeur, il n'y a pas de système d'éjection d'urgence de la capsule. Ou plutôt, il y a d'autres systèmes qui ont été développés en partie parce que l'équipe qui s'occupait du design était issue du domaine de l'aéronautique. Ainsi, Gemini est équipée de sièges éjectables. Ce mécanisme est dangereux et critiqué dès sa conception, qui n'inspire immédiatement qu'une confiance très limitée aux pilotes du programme.

Ces derniers ne l'utiliseront jamais… et heureusement. Non seulement les tests avec mannequins sont d'une efficacité limitée, mais ils ont été réalisés dans une capsule remplie d'azote, un gaz inerte. Après la fin du projet Gemini, plusieurs voix ont osé s'élever et révéler que si les boulons explosifs du système d'éjection s'étaient déclenchés dans l'atmosphère « 100 % oxygène » de la capsule en configuration de vol, les deux pilotes harnachés à leurs sièges seraient sortis comme deux véritables boules de feu. En haute altitude, l'éjection de la capsule aurait été réalisée grâce à ses propulseurs de rétrofusées.

Le lanceur Titan était puissant et fiable. Ici avec Gemini lors du décollage © NASA

Cette fois, le lanceur est déjà fiable

Comme pour Mercury-Atlas, la NASA hérite pour ses lancements Gemini d'un lanceur développé pour l'US Air Force en tant que missile balistique intercontinental, le Titan II. Ce dernier est fiable et puissant, assez pour envoyer dans les derniers vols des versions de Gemini pesant jusqu'à 3,7 tonnes en orbite basse, avec une grande précision.

Mais Titan II n'est pas exempt de défauts. D'abord, c'est un lanceur avec des ergols stockables très toxiques, ce qui n'est pas sans risques lors de la préparation du vol et la préparation des équipages. Surtout, c'est un lanceur prévu pour envoyer des ogives thermonucléaires, pas pour ménager des humains installés tout en haut de la fusée ! Les premiers tests montrent un « effet pogo », une vibration à basse fréquence, qui aurait été aussi dangereuse pour les occupants de la capsule que pour leur matériel. L'adaptation du lanceur et de son profil de vol a réglé la question, même si les deux pilotes (le commandant de la mission à gauche et son acolyte à droite) avaient droit à des décollages mouvementés.

Le cockpit, que l'on peut imaginer spacieux pour accommoder deux hommes durant deux semaines de vol, est en réalité minuscule. L'espace au-dessus des sièges est chargé des commandes de vol, tandis que le dispositif qui leur permet d'ouvrir les écoutilles (il y en a une par pilote) devant eux pour sortir lors des futurs exploits extravéhiculaires est volumineux. Disons-le autrement : pour que l'un des deux occupants de la capsule puisse se mettre correctement debout, il lui faut sortir en EVA.

Toutefois, le cockpit est fonctionnel, pensé par et pour des pilotes. Les commandes au joystick sont saluées comme très intuitives, les rares hublots sont placés stratégiquement pour bien suivre les trajectoires d'approche lors des futurs rendez-vous orbitaux, et les sièges… à l'origine, l'espace pour les sièges est trop petit. En effet, l'astronaute référent de la NASA qui a le plus participé au développement de Gemini avec McDonnell est Gus Grissom. Ce dernier a fait un travail exceptionnel, mais il est le plus petit de sa promotion. Il fallut donc revoir avec les autres astronautes plusieurs dimensions critiques.

Et si vous pensez qu'il y a une autre pièce quelque part, vous avez tort © NASA

De la planche à dessin aux rendez-vous en orbite

Surtout, Gemini représente plus qu'une capsule et son lanceur à mettre en production. C'est au moment de son lancement LE programme qui doit montrer que les États-Unis sont capables de mettre en place les technologies que la NASA utilisera autour de la Lune, alors même que les incertitudes sont nombreuses. Les sorties extravéhiculaires par exemple relèvent encore de la théorie. Il faut tout développer, des scaphandres jusqu'aux procédures, qui comportent de nombreuses inconnues.

Les équipes du centre Johnson développent une sorte de « pistolet de mobilité » qui, tenu par l'astronaute, doit projeter un jet de gaz dans une direction donnée pour le propulser. Il faudra attendre les premières véritables EVA pour se rendre compte que le système ne fonctionne pas bien, que ce n'est ni pratique ni précis, et que rien ne remplace poignées et cale-pieds sur les flancs de la capsule. Lesdites capsules ne manquent d'ailleurs pas de revêtements aux arêtes plus saillantes et coupantes que prévu, occasionnant quelques accrocs aux astronautes maladroits dans cet exercice nouveau et épuisant.

Essais d'approche en simulateur au sol pour les astronautes des missions Gemini © NASA

Agena, le partenaire (inhabité) de Gemini

Pour Gemini, il fallut enfin développer un autre véhicule, appelé ATV pour Agena Target Vehicle. Ce fut l'occasion pour les nouveaux ordinateurs de la NASA de calculer des trajectoires exactes d'approche et de rendez-vous en orbite. Agena est un étage supérieur adapté au plus ancien lanceur Atlas qui, dans sa version ATV, décolle avec du carburant supplémentaire et un moteur rallumable ainsi qu'un port d'amarrage spécial, qui permet à une capsule Gemini de s'y fixer. Le système est d'autant plus ingénieux qu'en théorie, Gemini peut ensuite allumer le moteur Agena pour modifier son orbite !

Malgré tout, les essais de la NASA avec l'ATV seront quelque peu chaotiques. Il faut en effet qu'Agena décolle avec un décalage très précis par rapport à une capsule Gemini pour que cette dernière puisse rattraper le véhicule en orbite, ce qui occasionna quelques ratés. Gemini VI et IX furent repoussées après l'échec au lancement de leurs Agena. Pour Gemini IX, reprogrammée quelques mois plus tard, la mauvaise surprise eut lieu en orbite : la coiffe couvrant le port d'amarrage ne s'était pas proprement éjectée, il fut impossible de s'y amarrer. On faillit parler de malchance, puisque Gemini VIII, la première capsule à s'amarrer à un Agena, fut aux prises juste après avec un propulseur défectueux qui manqua bien de coûter la mission et même la vie à son équipage, s'il n'y avait pas eu la réaction calme et autonome de son pilote, Neil Armstrong. Les équipes réussirent ensuite à améliorer le matériel et son lanceur, et lors des dernières missions Gemini, le rendez-vous avec l'ATV s'est bien passé.

Gemini 8 se prépare à son amarrage avec l'étage Agena © NASA

Gemini, mieux que Voskhod ?

Pour terminer, Gemini est également la capsule habitée qui a permis à la NASA de reprendre la main sur le programme habité soviétique, même si ce dernier réagit assez vite pour faire croire que les réussites américaines étaient un trompe-l'œil. Avec la capsule Voskhod, l'URSS réussit le premier vol à trois, puis la première sortie extravéhiculaire, au nez et à la barbe de la NASA qui préparait encore la sortie d'Ed White, prévue quelques semaines plus tard.

Mais Voskhod est une impasse technique, et les Soviétiques le savent. Ils démarrent trop tard leur propre programme lunaire et préparent leur véhicule adapté, Soyouz, qui ne sera pas significativement prêt avant Apollo. Entre 1965 et 1967, les Américains gagnèrent un savoir-faire et une avance technologique qui leur permirent non seulement d'envisager les missions lunaires, mais posèrent les bases pour des manœuvres encore exécutées aujourd'hui. Reste que les missions Gemini ne furent pas de longs fleuves tranquilles…