Lorsqu'on confond la « nouvelle économie » et Uber en parlant d'« uberisation », on pense au premier abord à un effet de mode, sur fond de néologisme agaçant. Et bien sûr, à ses VTC qui, de loin, ne sont que des taxis avec une application bien fichue. Pourtant, derrière, c'est une vraie révolution qui se trame. Et tout le monde veut en être. Le dernier à être monté à bord : le fonds souverain saoudien, qui vient d'injecter 3,5 milliards de dollars !
Pour qui n'a pas la tête plongée dans les VTC, expliquons au moins ceci : le projet d'Uber n'est pas juste de faire des taxis en mieux, et en moins chers, car il s'appuie sur des indépendants. Son but ultime est de redéfinir les transports routiers de personnes au niveau mondial, ainsi que la livraison - de colis, mais aussi de repas, ce qui peut remodeler les habitudes de consommation. Tout cela, alors que se concrétisent les voitures autonomes.
Uber passe déjà la cinquième
Les deux sont liés : Uber investit massivement dans l'autonome (il vient de créer un lobby), et il le fait pour jouer le coup d'après. Uber ne veut pas juste proposer des voitures plus agréables à rouler à ses chauffeurs, pour qu'ils se détendent sur l'autoroute (conformément à la définition de la voiture autonome de niveau 4). Et puis d'ailleurs, ce sont les conducteurs qui paient leur véhicule. Si Uber automatise, c'est bien pour se passer d'eux.Le coup d'après, c'est le niveau 5, où les voitures peuvent circuler par elles-mêmes. Uber les mettrait alors en musique avec ses algorithmes (qui est davantage sa spécialité que le simple transport de personnes, qui n'est qu'une « façade »). Certains imaginent un trafic automobile automatisé, où les autos ne s'arrêtent jamais, mais ralentissent aux feux. Dans ce système, la distribution des VTC se ferait par analyse prédictive des habitudes...
Les premiers tests de la voiture autonome d'Uber, une Ford Fusion, sont prévus pour 2016 à Pittsburg - Crédit : Uber.
Adam Jonas, le directeur de la recherche mondiale pour le secteur de l'automobile chez Morgan Stanley, va jusqu'à imaginer la fin de la voiture personnelle, car elle est inutile 23 heures par jour en moyenne, elle est sous-exploitée avec la plupart du temps une personne dedans pour quatre à cinq places, et elle encombre des villes... de plus en plus engorgées. Pour lui, l'avenir est à la voiture en tant que service, selon ses besoins.
Avoir Uber et l'argent d'Uber
Si tout était certain, ce n'est pas 14 milliards de dollars qu'Uber aurait levé en sept ans, mais sans doute bien davantage. Comme dans tout investissement, l'amplitude de la bascule espérée est proportionnelle au risque encouru. Les plus grands acteurs de la finance (mais pas que) ont eu beau accourir au capital de la « start-up », ils ne sont pas certains d'en sortir en positif. Sauf que ce soutien massif a un air de prophétie autoréalisatrice.Les multiples levées de fonds supérieures à 1 milliard, auprès de Google, Microsoft, Baidu, Goldman Sachs... c'était déjà du jamais vu. Mais que l'Arabie saoudite y verse 3,5 milliards, un montant stratosphérique dans le financement privé, ce n'est pas anodin. Plus qu'un soutien à Uber, cet « investissement stratégique » est en fait un élément du plan « Vision 2030 » de l'État du Golfe, qui cherche à réduire sa dépendance (de 70 %) au pétrole.
Travis Kalanick est à la tête d'une société valorisée, en 2016, 62,5 milliards de dollars - Crédit : Forbes.
Le fonds public d'investissement du royaume a obtenu un siège au conseil d'administration d'Uber pour son directeur général, Yasir Al Rumayyan, afin de surveiller tout ça de près. Encore jeune dans la région, la société y enregistre l'une de ses plus fortes croissances. Surtout installé dans cinq villes du pays, le service du VTC compte 80 % de femmes dans ses clients, pour la simple raison qu'elles n'ont toujours pas le droit de rouler en voiture.
Des brindilles dans les roues
Si Uber est ultra-dominant, il a du fil à retordre en Chine, où il est à couteaux tirés avec Didi Chuxing, un acteur local des VTC extrêmement puissant... et qui vient de recevoir une enveloppe inattendue d'Apple, de 1 milliard de dollars - une première pour la firme américaine. Sur le front juridique, la société de Travis Kalanick affronte de nombreuses oppositions. En France, il y a eu les taxis, le législateur, l'Urssaf et même ses propres chauffeurs.Face à cette évolution dont on peine à cerner les contours et les impacts (aux États-Unis, on réfléchit à accorder le statut d'employeur aux algorithmes d'Uber !), certains États peinent à suivre la cadence. Et tranchent parfois à coups de restrictions et d'interdictions, pour « acheter » la paix sociale - des taxis notamment, qui s'estiment lésés, mais dont certains acteurs finissent par se mettre aux canons d'Uber, avec une application notamment.
En pleine réflexion sur « l'économie du partage », la Commission européenne a rappelé aux États, le 1er juin, que « l'interdiction totale d'une activité constitue une mesure de dernier recours qui ne doit être appliquée que dans les cas où aucune autre mesure moins restrictive pour parvenir à l'intérêt public ne peut être utilisée ».
Uber était-il vraiment inquiet ? Avec un tel réseau de soutiens, il est devenu difficile de parier sur sa défaite.