« Je suis continuellement en train de répondre aux sollicitations de toutes parts », soupire Noémie, chargée de la logistique interne chez un grand constructeur automobile. « Comme je connais bien le logiciel informatique maison, des collègues que je n'ai jamais vus n'arrêtent pas de me demander des tuyaux. Depuis quelques mois, mon supérieur m'a aussi attribué le suivi de la formation continue dans mon service et je dois lui fournir un reporting détaillé tous les mois. Et bien sûr, tout cela s'additionne à mon travail normal ».
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De fait, de nombreuses entreprises sont passées ces dernières années à un mode de management dit « collaboratif », où chaque employé devient multitâche, où les hiérarchies sont aplanies et où on favorise le travail en mode « projet ». Une tendance renforcée par l'essor des réseaux sociaux d'entreprises (RSE), sorte de Facebook interne où les collaborateurs peuvent échanger au sein de communautés, partager leurs idées et leurs avancées sur un projet, solliciter l'aide de leurs collègues ou planifier des rendez-vous. D'après le cabinet de conseil en organisation Lecko, 58% des grandes entreprises disposent ainsi d'au moins un RSE.
Chez Orange, le RSE maison s'appelle Plazza. « Grâce à cette solution collaborative, nous favorisons l'évolution des compétences, la transversalité des métiers, et encourageons l'engagement au sein du groupe », se félicite Bruno Mettling, le directeur général adjoint d'Orange en charge des ressources humaines. « Nous espérons compter 50% de collaborateurs actifs sur le réseau social et contribuer ainsi à former 80% de nos managers aux nouveaux modes de travail collaboratif d'ici 2018 ».
Le syndrome de l'homme à tout faire
Il ne s'agit pas seulement d'une nouvelle marotte de managers. « Dans de nombreux secteurs, les connaissances se sont tellement spécialisées qu'il est devenu impératif pour des collègues de différents départements de travailler ensemble », explique ainsi Rob Cross, professeur de commerce à l'université de Virginie. Il a constaté que dans la plupart des entreprises, les employés se voient attribuer des tâches par au moins deux supérieurs à qui ils doivent rendre des comptes.Dans un article paru en février 2016 dans la revue Harvard Business Review, Rob Cross et ses collègues rapportent ainsi que le temps passé par les managers et les employés dans les activités « collaboratives » a grimpé de 50% dans les vingt dernières années.
Le résultat, c'est qu'à l'instar de Noémie, certains salariés ont vu leur charge de travail considérablement s'alourdir. Chez Volkswagen Bank, par exemple, la direction a mis en place un management « LEAN », calqué sur un modèle taylorien. « Une vraie catastrophe », se plaint Benoit Amancy, délégué syndical CFE-CGC dans l'entreprise. « Il n'y a plus aucune limite à nos fonctions. Tout le monde fait tout et nous recevons en permanence des injonctions contradictoires. On doit gérer 10 à 15 projets simultanément et le travail est du coup complètement morcelé ».
Burn-out et démission : quand la surcharge devient trop forte
Ces salariés sur-sollicités sont victimes du « syndrome de la réussite », comme le décrit Rob Cross : plus l'employé est compétent, plus on est exigeant envers lui. 20% à 35% de la valeur ajoutée provient d'à peine 3% à 5% des employés, d'après l'étude des chercheurs de la HBR. Or, à force d'être harcelés de requêtes, ces perles rares sont menacées de burn-out et même parfois poussés à la démission, mettent-ils en garde. De plus, leur efficacité personnelle et leur capacité à innover est amoindrie. « Faire preuve d'empathie consomme de l'énergie et des ressources intellectuelles », explique Adam Waytz, de la Kellogg School of Management. Or, ces ressources sont limitées pour chaque individu.Consacrer du temps à aider ses collègues peut ainsi conduire à un comportement plus agressif et impatient vis-à-vis des clients externes par exemple, avertit le chercheur. L'efficacité opérationnelle de l'entreprise elle-même est affectée, puisqu'il se crée un « goulet d'étranglement » : plus aucune décision importante n'est prise sans passer par ces salariés.
Rationaliser et relâcher la pression
Pour Adam Waytz, il est essentiel d'accorder aux employés des temps pour eux, à l'instar de Google qui offre 20% de temps à ses ingénieurs pour développer leurs projets personnels (une méthode décriée par certains anciens collaborateurs de Google). Cela passe aussi par des espaces de repos où les employés peuvent se détendre. Un autre remède consiste à encadrer les pratiques pour ne pas se laisser déborder.Yammer, un remède à l'overdose ?
L'an dernier, la MAIF a complètement chamboulé son organisation pour instaurer un « management par la confiance ».« Les collaborateurs ont pris des initiatives un peu dans tous les sens et multiplié les communautés sur n'importe quel sujet », reconnait aujourd'hui Eric Nouriel, le responsable conformité du groupe. « On essaye maintenant de rationaliser un peu ».
Chez Vinci Energie, qui fédère plus de 3 000 entreprises à travers le monde, « les outils collaboratifs sont au contraire un gain de temps considérable pour partager les bonnes pratiques », assure Francis Poisson, délégué syndical. Mais il se limite à deux ou trois groupes sur le réseau social interne, Yammer. Si le management participatif est incontournable dans les modes d'organisation, encore faut-il l'appliquer à bon escient : fixer des périmètres de travail pour chacun, filtrer les sollicitations et mieux prendre en compte le rôle-clé de certains salariés.
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