Le moins que l'on puisse dire, c'est que la question n'est pas neutre : est-on en train de revivre une bulle Internet, comme celle qui nettoya le secteur dans les années 2000 ? Faut-il croire les pessimistes, qui voient le système s'écrouler pour cause d'engouement disproportionné en faveur d'entreprises qui ne représentent encore qu'un potentiel, ou faut-il suivre les optimistes, qui affirment envers et contre tout que les revenus de ces entreprises sont bien réels, contrairement aux startups de l'ère dotcom ?
Vingt fois le chiffre d'affaires
On ne compte plus les startups ou entreprises très développées qui flirtent avec la bourse actuellement. Levée d'argent importante ou volonté de capitaliser sur la cote des services web, quelle que soit la raison, on compte pas moins d'une dizaine de cas notables en quelques mois. Certains ont réalisé leur introduction, comme LinkedIn, Pandora, Yandex, Mail.ru. D'autres semblent prêts à y aller : Rovio, Kayak, ou encore Groupon. Même Skype lorgnait sur les marchés publics avant son rachat pour 7,5 milliards de dollars par Microsoft.
LinkedIn, la plus attendue des introductions en bourse du début d'année, a ainsi été valorisé à 4,3 milliards de dollars dès son entrée en bourse. L'action a pris 84% dans les premiers échanges. Sauf qu'en un mois exactement, l'action est largement redescendue, perdant plus de 32%. LinkedIn est cependant toujours au-dessus de son prix d'introduction, et valorisé à environ 6 milliards de dollars, selon Google Finance. Ce qui fait toujours 25 fois son chiffre d'affaires annuel de 2010, de 243 millions de dollars.
Mais encore LinkedIn est-il profitable. Ce n'est pas toujours le cas chez les hot startups qui ont fait leur entrée en bourse récemment. Ainsi Pandora, qui a accusé une perte de 1,7 million de dollars en 2010. La radio sociale est pourtant entrée en bourse à 2,6 milliards de dollars, avant d'être valorisée au-dessus des 3 milliards lors de la première journée d'échanges. Ce qui représente plus de 20 fois son chiffre d'affaires 2010. Mais Pandora n'a pas bénéficié longtemps de cette valorisation, chutant de près de 29% en seulement cinq jours d'échanges. Pandora est actuellement valorisé à 2,33 milliards de dollars, soit en-dessous de sa capitalisation boursière le 15 juin dernier.
Prudence en Russie
Du côté des grosses introductions en bourse russes, Mail.ru a été plus prudent en novembre dernier. Le service d'email russophone, coté sur le London Stock Exchange, est plus diversifié que des startups basées sur un service unique, comme Pandora ou LinkedIn. Il détient des participations dans Facebook, Groupon, Zynga, et détient en plus de son webmail la messagerie instantanée. Cela lui a permis de se maintenir depuis novembre, malgré une valorisation record pour le marché londonien, à 5,71 milliards de dollars. Mais pour les analystes, l'investissement reste risqué, notamment en raison d'une performance négative sur l'année, et des revenus assez bas (76,7 millions de dollars) en 2010.
Plus récemment, le "Google russe" Yandex a fait son entrée sur les marchés publics américains. Il y a levé 1,3 milliard de dollars, le 24 mai dernier, et a obtenu une valorisation de 8 milliards de dollars. Son action a pourtant chuté de près de 22% en moins d'un mois, confirmant ses faiblesses, malgré sa rentabilité depuis 2002.
Péril sur le stock chinois
Pour l'amateur de plongée, la Chine est en ce moment une destination de rêve. Souvenez-vous de Renren, ce "Facebook chinois" conquérant qui partait avec un gain de 42% sur son action dix minutes après son introduction en bourse a depuis plongé de presque... 60% sur le New York Stock Exchange.
Un peu moins grave pour le "Youtube chinois" Youku, essentiellement concentré sur son marché intérieur, qui n'a connu une chute que de 16% en sept mois.
La crainte d'une bulle en Chine inquiète jusqu'au très libéral Wall Street Journal, qui précise que Baidu, Renren ou Youku conservent pourtant des valorisations importantes. Et qui qui cite plusieurs responsables chinois estimant des valorisations trop hautes. Pourtant, en Chine comme aux Etats-Unis ou en Europe, la soif d'introductions en bourse n'est pas asséchée pour autant. Vancl.com, Xunlei, Jingdong, ou Cloudary sont des noms qui devraient revenir bientôt sur la place publique, malgré des profits parfois inexistants.
La marmite Facebook ?
Des startups mono-cible valorisées à plus de 20 fois leur chiffre d'affaires, et ce malgré une perte sèche enregistrée en 2010, des clones russes diversifiés et rentables de longue date qui affichent une performance en demi-teinte... Qu'est-ce qui peut donner envie aux autres médias sociaux d'aller en bourse ?
Evidemment, la perspective de capitaliser sur la bonne image des réseaux sociaux est un point non négligeable. D'autant que pour l'heure, les investisseurs semblent surtout tâter le terrain en attente de leur véritable cible : Facebook. Valorisé jusqu'à plus de 10 milliards de dollars sur les marchés d'actions secondaires, l'entreprise de Mark Zuckerberg et ses 700 millions de comptes fait durer le plaisir. Dernière rumeur en date : Facebook irait en bourse à la fin de l'année 2012.
Car Facebook veut rester libre, et ne pas subir la pression des marchés pour l'instant. Même si pour l'investisseur historique, Peter Thiel, « il ne faut pas entrer sur les marchés financiers trop tard », le réseau social, rentable, estime toujours officiellement que « ce n'est pas prévu dans un temps proche ». Au risque de faire monter la tête de toutes les startups qui veulent passer avant pour bénéficier de l'attente ?
Dans ces conditions, Kayak, Groupon et son modèle économique peu assuré, ou encore l'éditeur de jeux sociaux Rovio ont-il intérêt à y aller ? On peut citer cette entrepreneuse, qui croit se rappeler que « quelqu'un a écrit récemment qu'il savait quand il y avait une bulle lorsqu'il était plus facile de lever de l'argent que d'engager des ingénieurs. » De ce point de vue, les guerres de recrutement entre Facebook, Google, et les startups, ne laissent guère de place au doute...
Vers un éclatement de la bulle ?
Evidemment, nous pourrions ajouter à cette liste quelques levées de fonds particulièrement étonnantes, comme celle de Color, qui a fait un tour de table à 41 millions de dollars pour une application iPhone de partage de photos. Path, également, dont le réseau social limité à 50 "amis" a rejeté une offre apparemment démesurée de rachat à 100 millions de dollars. Quora, un site de questions-réponses dont on parle beaucoup moins qu'à ses débuts, et dont les investisseurs pensent qu'il vaut 1 milliard de dollars... Comme un paquet de startups dont quelqu'un dit avec plus ou moins de fantaisie qu'elles valent 1 milliard, poussant même les médias américains à ironiser sur ce "club des startups à 1 milliard".
Tout semble indiquer qu'une nouvelle bulle est en cours. Mais selon les détracteurs de cette théorie, le fait que beaucoup des entreprises citées aient une activité et des revenus réels oblige à se démarquer de cette vision pessimiste.
Pour Jay Yarow, de Business Insider, la discussion sur la bulle hi-tech 2.0 est même ridicule. Même s'il admet des valorisations hors-de-contrôle, Jay Yarow estime que le phénomène est limité au marché du capital-risque de début de croissance. Et l'auteur de rappeler que la capitalisation boursière de Google est égale à 24 fois son revenu annuel. Idem pour Apple (21 fois son revenu), et un peu moins pour Microsoft (12 fois).
Conclusion
Pour paraphraser un candidat à la primaire écologiste, nous pourrions dire que les gens convaincus le seront toujours. En clair, comme souvent dans ces cas-là, difficile de se faire une idée précise de l'éventualité d'une bulle. Beaucoup d'investisseurs, d'analystes, et de médias implantés dans la Silicon Valley, refusent d'y croire. Leurs contradicteurs pourront dire que lors de la bulle des dotcoms dans les années 2000, ils ont tous longtemps gardé les indicateurs au vert, malgré l'énormité de la spéculation qui se préparait.
Et la réalité est sans doute entre les deux. Certaines entreprises de la Silicon Valley, de Russie ou de Chine sont sans nul doute solides, et mènent une gestion avisée, qui leur permettra de tenir. Les grands éditeurs ne se sont pas écroulés lors de l'éclatement de la bulle précédente, et il devrait se passer la même chose.
Mais les refus de rachat malgré des propositions avantageuses (Google a offert 6 milliards à Groupon, refusés sans attendre), les tours de table parfois étonnants et les valorisations vertigineuses, qu'elles soient officielles ou officieuses, semblent indiquer qu'une certaine fièvre s'empare du secteur hi-tech. Une bulle, et son éclatement, balaieraient sans doute des illusions. Le contraire rassurerait ceux qui n'y croient pas.