Membre de l'Académie des technologies, Guillaume Devauchelle, aussi patron de l'innovation de Valeo, a accepté de répondre aux questions de Clubic et de détailler le rôle de l'institution ainsi que les missions qu'il conduit au sein de l'équipementier automobile français.
Guillaume Devauchelle est un homme très occupé. Membre de l'Académie des technologies depuis décembre 2017 et de la commission mobilité et habitat au sein de cette dernière, il est aussi le directeur de l'innovation au sein de Valeo, mastodonte français des pièces détachées pour véhicules et partenaire des plus grands constructeurs de la planète, qui fabrique plus d'un million de capteurs par jour ouvré. Avec lui, nous avons abordé différents sujets parmi lesquels le véhicule autonome, dont nous avons dressé un état des lieux, et discuté de l'apport de technologies comme la 5G. Nous avons ensuite bifurqué la conversation vers le véhicule électrique et hybride. Voici son interview.
Partie 1 : Académie des technologies, 5G et avenir du véhicule autonome
Clubic : Débutons cette interview en évoquant l'Académie des technologies, dont on ne parle pas très souvent mais qui est importante puisqu'elle est un peu le pendant de l'Académie des sciences pour les nouvelles technologies. Pouvez-vous présenter à nos lecteurs le rôle de cette dernière ?Guillaume Devauchelle : Comme l'Académie française ou l'Académie des sciences, c'est une institution placée sous l'autorité du président de la République, qui garantit son indépendance notamment vis-à-vis du gouvernement. Elle est indépendante et exprime des avis dans son domaine de compétence, qui rassemble tout ce qui est évolution de la société, poussée par ces nouvelles technologies.
Sa particularité est qu'elle réunit des technologues très différents les uns des autres. Il y a des médecins, des vétérinaires, des spécialistes de l'agriculture, des explorateurs comme Jean-Louis Étienne etc. La pluralité des points de vue garantit son indépendance et permet à chacun de s'exprimer en son nom propre. On n'y est pas candidat, mais élu par ses pairs.
« Sur le véhicule autonome, la 5G favorisera la communication entre les équipements embarqués et ceux présents chez l'opérateur »
L'Académie n'est pas un lobby, c'est une réflexion entre experts et académiciens, qui se veulent indépendant et essaient d'avoir un point de vue scientifique.
Avant de reparler de mobilité, un sujet qui vous tient particulièrement à cœur, parlons un instant de la 5G. Forcément, elle bousculera à terme l'ordre établi...
Sans connectivité, le véhicule autonome n'existera pas. Grâce à la 5G, la connectivité sera bien meilleure, pas uniquement pour des raisons de débit, mais plus pour des raisons de qualité de la transmission. Il y a également la très faible latence et une vraie garantie de temps de réponse, ce que la 4G n'offre pas.
Le véhicule autonome nécessitera, dans son concept de sécurité, des communications sécurisées entre les équipements embarqués et les équipements débarqués chez un opérateur, d'où la 5G. La technologie de cinquième génération ne se limite pas aux véhicules complètement autonomes de niveau 5 mais se destine évidemment à d'autres applications, sans doute encore plus virales. Imaginez que vous soyez sur une autoroute et que l'opérateur de celle-ci vous informe de la présence de travaux à 2 kilomètres de votre position, lorsque vous roulez à 130 km/h, cette communication sera très importante pour vous éviter un freinage brutal ou un freinage d'urgence, surtout si les capteurs ne voient pas au-delà 300 mètres. C'est le genre de situation où la connectivité sera très importante.
S'il y a un obstacle sur la chaussée, il est très important que votre véhicule puisse communiquer avec ceux qui sont derrière, le tout avec une latence très faible qui diminuera notablement le risque d'accident.
« À la moitié du tournant pour le véhicule autonome »
Pensez-vous que nous pourrons, un jour, véritablement circuler dans des voitures autonomes de niveau 5. Arriverons-nous, un jour, à réunir la technologie, les réseaux, et à établir une véritable réglementation en la matière ?
La réponse est clairement "Oui." Aujourd'hui, il y a pas mal de démonstrations, mais toujours avec un safety driver dans le véhicule, qui assure la sécurité de la démonstration. Nous sommes en train de basculer de la démonstration à une expérimentation sans celui-ci. Les choses se font progressivement, et les démonstrations sans safety driver se feront sur des domaines d'opération particuliers. Le meilleur exemple est celui de la ligne de métro automatique, qui est bien maîtrisée. Il y a des projets très aboutis, comme par exemple celui pour lequel vous partez d'une station ou d'une gare qui se trouve dans un aéroport, montez dans une voiture autonome qui prend la direction d'une voie rapide à sens unique, d'une autoroute, puis qui vous décharge vers une autre station. C'est le type d'expérimentation qui est très proche de la réalité. L'autonomie ne sera pas à 100 %. Imaginons que nous sommes un samedi ponctué de manifestations, l'opérateur peut décider d'interrompre ce service-là.
Cela viendra progressivement. Aujourd'hui, nous n'avons l'impression que le véhicule de monsieur Tout-le-Monde est pour demain. Mais n'oubliez pas que sur votre voiture, vous avez déjà des aides à la conduite très évoluées, ce qui est une forme d'autonomie. Tout cela était inimaginable il y a encore vingt ans. Nous sommes au milieu du gué et sommes à la moitié du tournant. Et on ne s'en rend pas forcément compte.
Partie 2 : Valeo, acteur discret mais imposant du véhicule autonome
Pour revenir sur votre rôle de directeur de l'Innovation chez Valeo, en quoi le groupe intervient dans le véhicule autonome ?Valeo a produit un milliard de capteurs d'aide à la conduite depuis la création de cette activité, et a pris en commande un milliard de capteurs pour les cinq prochaines années.
Chez Valeo, nous avons été les premiers à démarrer, sous une toute petite mission, les manœuvres de parking. C'était pénible pour l'homme, mais facile techniquement, car les mouvements sont lents. Nous avons débuté avec les petits bip-bip, les capteurs installés en option sur la BMW série 7.
« Chaque fois que vous achetez une voiture, vous achetez des capteurs à ultrasons Valeo »
Aujourd'hui, nous fabriquons un million de capteurs de ce type par jour ouvré, environ 200 millions par an. En sachant que l'on fabrique entre 80 et 90 millions de voitures chaque année... Vous n'avez, avec ces derniers, plus besoin d'être dans le véhicule pour qu'il se gare.
En une vingtaine d'années, nous sommes passés d'une toute petite fonction exceptionnelle à cette fonction quasi-généralisée. Chaque fois que vous achetez une voiture, vous achetez des capteurs à ultrasons Valeo. Presque tout le monde en est équipé.
Nous sommes en train de mener des expérimentations grandeur nature de ce que l'on appelle le Valet Parking. Vous laissez votre voiture devant la porte ou à l'entrée du parking, et la voiture va se garer toute seule. Si vous êtes chez un loueur et que vous laissez votre voiture, elle va directement au parking de nettoyage puis au parking d'inspection, pour vérifier s'il n'y a pas de rayure, puis on vérifie son niveau d'essence etc. et établissons la facture de façon automatique. De la même façon, lorsque vous descendez de votre avion, l'aéroport vient vous chercher devant la porte M, admettons, et vous évite d'aller jusqu'au parking. Cela existe et est déjà opérationnel, notamment en Espagne et en Asie. Ces fonctions sont déjà très évoluées.
Nous proposons deux autres fonctions en préparation active. Elles ne sont pas complètement autonomes au sens de la loi, il faut le préciser. Elles sont accessibles sur des autoroutes ou des voies périurbaines, comme le périphérique parisien. Il n'y a pas de piéton, pas de feu rouge, pas de véhicule en sens inverse, vous n'avez qu'à appuyer sur un bouton, et le véhicule va intégralement faire les manœuvres pour vous et vous avertir dès qu'il quitte la voie rapide. Vous êtes censé superviser la manœuvre. L'autonomie n'est pas totale, mais nous pouvons penser que chez les constructeurs, il y aura des offres dès 2020.
« Nous sommes en lien constant avec les autorités pour faire évoluer la réglementation »
L'autre fonctionnalité que nous développons relève du véhicule plus autonome ou quasi-autonome sur autoroute. Ici, le véhicule pourra décider de changer de fil. C'est comme un régulateur de vitesse adaptatif. Au lieu d'être scotché derrière le camion qui roule à 80 km/h, le véhicule décide de doubler par lui-même.
Le système connaît la distance avec le véhicule qui est derrière, sa vitesse relative etc. on a plus d'informations qu'un conducteur humain et essayons de voir si, dans ces conditions, le véhicule peut dépasser quand même. Nous sommes en lien constant avec les autorités pour faire évoluer la réglementation. Valeo, sous forme de démonstration, est le seul à avoir une autorisation pour rouler dans Paris. Nous avons roulé sur les quais de Seine, sur la place de l'Étoile etc.
Les essais ont, nous l'imaginons, été concluants ?
Nous avons fait « les 24 heures du périphérique », avec des journalistes à bord et avons eu 98 à 99 % de réussite. Une zone de travaux a perturbé a minima l'opération, puisque nous sommes obligés de débrayer au niveau des zones de travaux, où l'improbable peut se produire.
Avec quels constructeurs travaille Valeo historiquement ?
Si l'on prend l'exemple des capteurs, nous livrons à peu près tout le monde. Dans l'ordre, il y a les constructeurs allemands, chinois, américains et français.
Partie 3 : le développement du véhicule électrique et hybride
Parlons à présent des véhicules électriques et hybrides. Comment Valeo développe ces technologies ? Et êtes-vous confiant dans le développement à plus grande échelle de ces marchés ? Nous pouvons aussi en profiter pour évoquer le récent partenariat conclu avec la société américaine Dana Incorporated, très important pour Valeo...Nous sommes confiants, oui, et je peux même vous dire que nous avons créé la première application, Stop & Start, en 2003, sur la Citroën C3. Cette fonction équipera 80 % des véhicules neufs vendus en 2020. En moins de 20 ans, nous sommes passés d'une application à la quasi-totalité du parc automobile équipé.
Une fois que nous savons faire cela, on sait faire de la récupération d'énergie en 12 volts, et en 48 volts si nous avons besoin de plus de puissance, ce qui devient d'ailleurs la généralité.
« Avec Dana Incorporated, nous sommes capables d'offrir un ensemble moteur électrique/boîte clé en main au constructeur »
Le partenariat avec Dana Incorporated est complémentaire, puisque nous voyons que lorsque nous avons des moteurs hybrides, la boîte de vitesses va beaucoup évoluer et disparaître. Nous faisons l'embrayage, Dana a en charge la boîte de vitesses, et nous nous occupons du moteur électrique. L'une des bonnes idées est d'intégrer le moteur électrique dans la boîte. En quoi est-ce une bonne idée ? Lorsque vous voulez faire de la récupération d'énergie et que vous avez un hybride, vous récupérez l'énergie, pour limiter les pertes par frottement, et il faut que le moteur thermique s'arrête. Pour le moteur électrique, nous bénéficions de la transmission qui existe déjà pour le moteur thermique. C'est une architecture assez astucieuse, qui permet au constructeur de promouvoir une gamme de produits.
Cela fait partie de la gamme de Valeo. Nous étions passés au tout thermique il y a 20 ans, et passerons au tout électrique en 2030. Nous ne faisons pas de boîte de vitesses, c'est pour cela que le partenariat avec Dana, l'un des leaders mondiaux de la boîte de vitesses, est très important. La société n'a pas, elle, le savoir-faire pour l'embrayage ni la motorisation. À deux, nous sommes capables d'offrir un ensemble moteur électrique/boîte de vitesses clé en main au constructeur.
Pensez-vous qu'aujourd'hui, l'État fait tout ce qu'il faut pour développer l'essor du véhicule électrique ?
Sans langue de bois, j'aurais tendance à répondre « oui », même un peu trop. Nous sommes passés d'une technologie à une autre. La position de l'Académie est d'être agnostique. On passe d'une poétique, qui était le tout diesel ou le tout essence, et allons vers le tout électrique. Quand on y réfléchit un peu, le chauffage à la maison avec un grille-pain, ce n'est pas particulièrement écolo. Il n'y a pas de raison que la traction électrique soit écolo en soi. Ce que nous pensons à l'Académie mais aussi chez Valeo, c'est qu'il faut un bouquet d'énergies, de solutions. En fonction de votre besoin, vous allez avoir des solutions très différentes. Si vous roulez en ville, mieux vaut utiliser une voiture légère, de 48 volts.
« Il n'y a pas de raison que la traction électrique soit écolo en soi. Il faut un bouquet d'énergies, de solutions »
Valeo a séparé la conduite autonome et le CO2. Mais lorsqu'on a une conduite autonome et qu'on est connecté, cela aide l'autopartage, qui est une belle idée pour faire des économies d'énergie, puisqu'on divise la consommation par le nombre de passagers. Aujourd'hui, huit fois sur 10, il n'y a qu'une personne à bord.
Pour nous, le facteur numéro un est comment mieux utiliser la voiture. Un tiers de la durée du trajet dans Paris est lié à trouver une place de parking.
La connectivité est une solution. Une autre pourrait-elle être la pédagogie à faire auprès des utilisateurs, des conducteurs, pour privilégier ce véhicule-là par rapport à leurs besoins, de privilégier tel ou tel mode de conduite ?
C'est plus que de la pédagogie. Ce sont des offres. Prenez BlaBlaCar, qui a transformé l'auto-stop, vieux comme la voiture et qui ne sécurisait pas les vieux parents. Le service a introduit un tiers de confiance qui a tout changé. C'est en faisant des propositions que nous ferons évoluer les mœurs, pas en criant à tout bout de champ de rouler écolo.
L'élément de sécurité dont on parlait pour le véhicule autonome est que l'année dernière, en Allemagne, 98 % des accidents étaient dus à une défaillance humaine. On voit bien qu'il y a de la sécurité à gagner.