Alors que le concept de riposte graduée à la française se voit menacé au niveau européen, Nicolas Sarkozy en appelle directement au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Dans une lettre, faxée vendredi soir et reproduite (PDF) par le site Ecrans.fr, il lui demande le retrait pur et simple de l'amendement 138, pourtant voté à une très large majorité par les députés européens le 24 septembre dernier.
Approuvé par 573 voix contre 54 dans le cadre des débats sur le « paquet télécom », l'amendement 138 prévoit qu'aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des citoyens ne peut être apportée sans le recours à une autorité judiciaire, à moins que la sécurité publique ne soit menacée. Sous réserve que l'accès à Internet soit considéré comme un droit d'importance, dans la mesure où il participe à la liberté d'expression et d'information, cet amendement déposé par les députés Bono et Cohn-Bendit réduit les efforts français en matière de riposte graduée à néant.
Sarkozy, Albanel : pas sur la même longueur d'ondes
Immédiatement, le cabinet de Christine Albanel, ministre de la Culture, tente de minimiser la portée de ce vote, et déclare que celui-ci ne compromet pas le concept de la riposte graduée. Il semblerait que le président de la République en ait jugé autrement.
« Il est notamment fondamental que l'amendement n°138 adopté par le Parlement européen soit rejeté par la Commission. Cet amendement tend à exclure la possibilité pour les Etats membres d'appliquer une stratégie intelligente de dissuasion du piratage », explique Nicolas Sarkozy, après s'être réjoui de l'adhésion des Etats membres de l'Europe au principe de dissuasion dans le cadre du piratage. « Pour écarter l'amendement, je sollicite votre engagement personnel et celui de la Commissaire en charge du dossier, qui connaît particulièrement la situation des créateurs », appuie-t-il encore. Pourquoi un tel appel si l'amendement 138 était sans risque pour la riposte graduée à la française ?
Le projet de loi « Création et Internet » devrait passer en première lecture au Sénat dans le courant du mois de novembre, et pourrait faire l'objet d'une procédure d'urgence permettant un vote définitif avant la fin de l'année, pour une entrée en vigueur début 2009. Du côté européen, le Conseil des ministres de l'Union aurait la possibilité de rejeter l'amendement 138, dans le cadre de son étude du paquet télécom, planifiée pour le 27 novembre prochain. Dans ce cas, il pourrait signer son retour lors de la seconde lecture du texte au Parlement européen, mais la France disposerait d'un laps de temps permettant de le faire voter sans se placer en porte à faux avec les positions de l'Europe, dont elle assure la présidence jusqu'au 31 décembre prochain.
Un « autoritarisme » pointé du doigt
Abus de pouvoir ? « Nicolas Sarkozy dirige un pays qui a fondé et préside l'Union Européenne. Il devrait admettre que le droit communautaire s'applique aussi à la France et retirer son projet de loi. Mais il ne pense qu'à servir les lobbies du disque et du film qui veulent coûte que coûte faire un précédent en Europe, pour ensuite généraliser la riposte graduée. Le hic, c'est que face aux risques politiques, Viviane Reding, la commissaire en charge du dossier, a renoncé à piétiner le vote sans appel du Parlement européen. Dans sa lettre, Sarkozy demande donc à Barroso de tordre le bras à Reding. En effet, si la Commission ne supprime pas l'amendement, la France devra obtenir un vote contre l'intégralité du Paquet Télécom pour empêcher que l'amendement soit adopté par le Conseil. Ce serait mission impossible », commente l'un des cofondateurs du collectif La Quadrature du Net.
« L'annulation pure et simple d'un vote des représentants élus au suffrage universel direct par l'ensemble des citoyens européens ne serait rien de moins qu'un nouveau déni de démocratie de la part d'un chef d'État souhaitant avant tout servir les intérêts des quatre majors du disque et de ses amis de l'industrie musicale », fustige de son côté le député socialiste Jean-Louis Bianco.
Que fera José Manuel Barroso ? Contactée, selon Le Point, par la rue de Valois, Viviane Reding, commissaire européen en charge de la société de l'information - et donc voix de Viviane Redong, aurait refusé de s'engager ouvertement contre l'amendement 138, même si elle a déjà manifesté son soutien au concept de riposte gradée. Les députés européens risquent quant à eux de n'apprécier que moyennement l'éventuel rejet d'un amendement approuvé par 573 d'entre eux.
Mise à jour, 15h : Martin Seylmar, porte-parle de la Commission européenne pour les questions touchant à la société de l'information et des médias, indique aujourd'hui à |clubic|Clubic.com|fin||neteco|Neteco.com|fin| que l'institution a bien pris connaissance de la lettre envoyée par Nicolas Sarkozy. Il y rappelle que l'amendement 138 a été adopté à une large majorité, et que la Commission européenne respecte le choix fait par le parlement.
« Du point de vue de la Commission, cet amendement est un rappel important de principes légaux clé, inhérents à l'ordre légale de l'Union européenne, et tout particulièrement des droits fondamentaux du citoyen. Le texte de cet amendement est délibérément rédigé de manière à laisser aux Etats membres la latitude nécessaire à l'obtention d'un équilibre entre certains droits fondamentaux, en l'occurrence le droit au respect de la vie privée, le droit à la propriété et des recours efficaces et le droit à liberté d'information et d'expression », explique Martin Seylmar.
« La Commission comprend que ce problème est d'une importance politique certaine en France, où se prépare une loi qui propose l'instauration d'une nouvelle Autorité nationale de l'Internet qui pourrait avoir un rôle de surveillance et éventuellement de restriction de la connexion à Internet des Français », poursuit-il, avant d'inviter le gouvernement à discuter de cette question avec les 26 autres Etats membres.
Interprétation ? Par la voix de leur représentant, Martin Seylmar, Viviane Reding et José Manuel Barroso accusent réception du message, mais ne semblent pas enclins à donner suite à la requête. La bataille se jouera donc maintenant au niveau du Conseil de l'Union, puis de la seconde lecture du texte au Parlement européen.