Tout particulièrement passionnée par les sujets touchants à l'aéronautique et au spatial, Florence Fusalba, adjointe au directeur du CEA Liten, a eu la gentillesse d'accorder un entretien exclusif à Clubic et de nous dévoiler le rôle et les objectifs de l'institut de recherche français. Une expertise bienvenue pour saisir les tenants et aboutissants des nouvelles technologies de l'énergie.
Le laboratoire d'innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (Liten) est un institut de recherche français rattaché au commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Fondé en 2004 dans le but de soutenir les efforts français en matière de diversification énergétique, le CEA Liten est aujourd'hui l'un des centres de recherches des plus prolifiques sur les nouvelles technologies de l'énergie au niveau européen.
Implanté sur le polygone scientifique de Grenoble autour de 14 plateformes technologiques, mais aussi sur des sites régionaux comme celui de Cadarache - qui est notamment en train de voir aboutir le plus grand projet scientifique au monde avec le tokamak ITER - le CEA Liten se concentre sur trois grands axes : énergies renouvelables et stockage, efficacité énergétique et limitation de CO2, synthèse et mise en œuvre des matériaux.
Assez peu connu du grand public, le CEA Liten à déjà réalisé de belles avancées dans son domaine et a participé à de nombreux projets à l'instar du taxi volant Vahana, du drone Skyways d'Airbus Helicopters ou encore du navire à hydrogène Energy Observer.
« Le CEA-Liten joue un rôle décisif dans le développement de technologies d'avenir au service de la transition énergétique »
Mon domaine d'expertise est donc celui de l'électrochimie et des matériaux pour l'énergie.
« Une prise de conscience s'est amorcée, offrant une légitimité et des moyens aux énergies nouvelles et renouvelables »
Grâce à ses 4 500 ingénieurs-chercheurs, il développe et transfère des technologies génériques qui couvrent la majorité du champ des applications industrielles traditionnelles jusqu'aux filières « high-tech » les plus avancées. L'objectif étant de rendre robustes et matures des technologies afin qu'elles puissent être industrialisables.
Parallèlement à cela, nous vivons dans un contexte de plus en plus décentralisé où le nomadisme et les modes de consommation et de production locaux s'expriment de plus en plus.
« Il faut des matériaux robustes pour résister au lancement des satellites, et c'est ici que nous intervenons »
Bénéficiant d'une grande compétence issue de la gestion thermique du nucléaire, nous avons également récemment développé un logiciel de modélisation numérique de systèmes hydrauliques thermiques, dont une version a été adaptée aux fluides cryogéniques pour le développement du moteur Vinci de la fusée Ariane 6. Cette approche pourrait être adaptée aux satellites pour lesquels la gestion de la thermique est critique car le vide de l'espace ne permet aucune dissipation de la chaleur.
Il faut donc trouver des solutions très efficaces et légères pour contrôler la température et qui doivent plus globalement tenir compte des conditions extrêmes qui règnent dans l'espace. Nous avons par exemple des conditions particulièrement délicates au lancement, avec des vibrations et des chocs très élevés. Il faut donc des matériaux robustes, et c'est ici que nous intervenons.
Nos travaux portent aussi sur le stockage de l'énergie. Il faut savoir que les satellites sont les premiers véhicules à avoir embarqué des batteries lithium-ion, car cette technologie permet de profiter d'une grande densité d'énergie, donc d'une masse réduite, ce qui est le critère principal pour la plupart des projets spatiaux. Le lancement d'un kilogramme de matériel coûte près de 16 000 € avec la fusée Ariane 5, c'est pour cette raison que tout doit être fait pour optimiser la densité d'énergie des batteries.
« Nous devons proposer des solutions de stockage plus énergétique pour des équipements de plus en plus énergivores »
Il en va de même pour l'aéronautique, où l'on intègre de plus en plus la technologie lithium-ion. Plus vous développez des solutions de stockage à haute densité d'énergie et plus vous avez de risque de réactivité, puisque nous intégrons de grandes quantités d'énergie dans de très petites masses.
La fabrication et la gestion de ces technologies doit donc être contrôlées de très près. Il arrive que des défauts de fabrication surviennent ; c'est notamment ce qui est arrivé avec le Samsung Galaxy Note 7. Les batteries embarquées à bord des avions sont donc regardées avec beaucoup de rigueur, le niveau de sécurité et de fiabilité se doit d'être plus élevé encore que les batteries qui équipent actuellement nos voitures.
Il nous faut répondre à de nombreuses problématiques : d'abord proposer des solutions de stockage plus énergétique pour des équipements de plus en plus énergivores, mais aussi avec des niveaux de fiabilité bien plus élevés que ce que l'on peut faire sur les applications terrestres. Car il est impossible (aujourd'hui) de réparer dans l'espace, et il est plus difficile de gérer un incident en l'air.
Nous préparons également l'avenir de l'aéronautique en travaillant sur des solutions de piles à combustible et les futurs systèmes de stockage complémentaires des batteries.
« L'aérospatiale a connu une petite révolution industrielle avec l'arrivée de nouveaux acteurs comme Elon Musk et SpaceX »
Concernant l'aérospatiale, une petite révolution industrielle a eu lieu dans ce domaine avec l'arrivée de nouveaux acteurs qui ont contribué à « dépoussiérer » le secteur. Je pense notamment à Elon Musk et à SpaceX. Ils sont arrivés avec de nouvelles méthodes qui se répandent aujourd'hui : la réutilisation de composants déjà éprouvés, l'intégration et la spatialisation d'équipements qui n'étaient pas destinés initialement au domaine spatial, le contrôle des coûts par l'industrialisation en série, etc.
Ces nouvelles méthodes ont permis de dynamiser le secteur spatial et l'entrée de ces nouveaux acteurs a accéléré le besoin de développement et d'innovation tout en ramenant les coûts à une échelle concurrentielle. Jusqu'à maintenant on fabriquait des équipements spatiaux au compte-goutte, spécifiquement pour une application, avec des coûts très élevés et des méthodes de contrôle essentiellement manuelles. Ils ont révolutionné tout ça, et il a bien fallu que le secteur spatial s'adapte et que les acteurs historiques prennent eux aussi ce virage.
L'innovation est un levier important pour le domaine spatial, et la marque de fabrique du CEA est justement d'être capable d'utiliser des procédés et des technologies développés pour un domaine d'application donné à un secteur différent.
C'est ce que nous avons notamment fait avec les batteries en mettant en place une ligne d'assemblage de batteries pour le spatial qui permet à nos partenaires industriels de pouvoir développer des produits à des coûts compétitifs dans les règles de qualification et d'environnement du spatial.
Grâce à cette ligne, nous avons développé des compétences qui ont pu être utilisées pour réaliser des prototypes et des démonstrateurs pour l'aéronautique. Il y a deux façons de développer de nouvelles solutions technologiques : soit en effectuant des démonstrations pour doper l'innovation et évaluer la maturité de la technologie proposée, soit en faisant du développement industriel pour gagner en maturité. Nous proposons ces deux approches.
« Airbus est venu nous voir pour trouver une solution de batterie qui permettrait d'alimenter un avion tout électrique »
Nous avons déjà réalisé beaucoup de démonstrations. Cela a débuté en 2015, quand Airbus est venu nous voir pour trouver une solution de batterie qui permettrait d'alimenter un avion tout électrique. C'est le premier avion de ce genre à avoir volé plus de 40 minutes et relevé le défi de traverser la Manche.
Cette traversée a pu être réalisée grâce à notre batterie composée de cellules commerciales - les mêmes qui sont utilisées par Elon Musk dans ses véhicules électriques Tesla.
Cette collaboration nous a amenés à développer différents objets, comme la batterie pour le drone Skyways d'Airbus Helicopters. L'idée était d'alimenter des drones complètement autonomes afin d'assurer un service de livraison de colis sur le campus de l'Université de Singapour (NUS). L'un des objectifs majeurs est de démontrer aux autorités et au grand public que des drones commerciaux alimentés par des batteries Li-ion peuvent évoluer en toute sécurité dans un environnement urbain. La batterie Skyways a été développée en suivant des critères des standards aéro-applicables.
Mais aussi le taxi volant de l'incubateur d'Airbus, Vahana, pour lequel il a fallu prendre en compte un grand nombre de critères allant au-delà du stockage de l'énergie, notamment l'aspect communication, matériaux, intelligence, ou encore sécurité opérationnelle.
Ce projet a par ailleurs eu pour effet de nous faire connaitre et reconnaitre en dehors de nos frontières nationales ! Depuis, nous avons d'ailleurs eu d'autres projets de démonstration, dont certains verront le jour en 2019.
« A partir de cette petite batterie qui se trouvait sur nos tables et dans nos poches, nous avons su développer la puissance pour aller dans l'espace »
Il y a également des travaux sur d'autres critères, comme la durée de vie de la batterie ainsi que sa maintenance et son recyclage. Tous ces développements sont effectués avec le souci de réduire les coûts et éviter l'utilisation de matériaux critiques (rares, difficile d'accès ou toxiques).
Par ailleurs, une batterie fonctionne également avec de l'intelligence : elle doit être capable de se gérer et de s'autodiagnostiquer, ou d'effectuer une maintenance prédictive pour améliorer la sécurité et optimiser sa charge. Enormément de métiers gravitent autour de la thématique de la batterie et ne sont pas seulement liés à son rendement, sa puissance ou son électrochimie. À ce titre, la plupart de nos travaux sont empreints de transversalité : nous essayons d'avoir recours à tous les métiers historiques du CEA sur une thématique donnée.
À partir de cette petite batterie qui se trouvait sur nos tables et dans nos poches, nous avons su développer la puissance pour aller dans l'air, puis dans l'espace. Notre objectif serait d'aller beaucoup plus loin dans l'espace en intégrant nos solutions pour des missions d'exploration spatiale lointaines.
« Le spatial est un terrain de jeu incroyable pour les chercheurs ! »
À ce titre, l'espace et l'aéronautique tirent énormément l'innovation ; c'est un domaine d'essai fantastique pour des solutions nouvelles, comme on a pu le constater avec les panneaux solaires qui ont d'abord été développés pour équiper des satellites avant d'être manufacturés à des coûts bien plus faibles pour leur usage terrestre.
Le spatial est donc un domaine qui laisse place aux rêves, c'est un vivier à innovations, les besoins et les exigences y sont tellement élevés que les chercheurs sont dans l'obligation d'innover pour pouvoir y répondre. C'est un terrain de jeu incroyable pour les chercheurs !
Nos travaux sur le projet de l'ESA pour le lanceur Ariane 6 en sont un bon exemple. L'objectif était de trouver une technologie capable de délivrer la puissance très importante nécessaire au lancement, et surtout, fonctionnant sans restriction aussi bien à -20 °C qu'à +70 °C.
Nous avons proposé une pile primaire à base de lithium et de fluorure de carbone et démontré que cette solution permettait de fonctionner à basse température tout en fournissant l'énergie suffisante pour l'alimentation fonctionnelle du lanceur. C'est une technologie largement développée aujourd'hui, notamment dans le cadre de missions d'exploration spatiale lointaine.
À titre d'exemple, pour aller explorer Europa (cette planète dont les chercheurs pensent qu'elle pourrait ressembler à la Terre il y a environ 600 millions d'années et pourrait éventuellement abriter des traces de vie) et sonder son océan liquide sous sa couche de glace, il serait envisageable de combiner une source nucléaire associée à des batteries pour assurer le fonctionnement à basse température.
« Si nous voulons aller plus loin dans l'exploration spatiale, nous aurons besoin de développer nos ressources grâce à des bases intermédiaires »
Ces voyages lointains paraissent plus accessibles grâce à l'implantation de bases intermédiaires qui fonctionneraient telles des stations-service. Se pose alors la question de la production d'énergie. Dans ce domaine, les chercheurs redoublent d'inventivité. C'est encore une fois un terrain de jeu immense pour l'innovation et les technologies de l'énergie qui seront probablement multi-sources.
Plusieurs solutions d'électrification sont déjà en cours de développement. On peut citer celle de Safran et Airbus, qui proposent une solution de roulage électrique pour la famille des Airbus A320. Au lieu d'utiliser ses moteurs principaux pour les opérations de roulage sur le tarmac des aéroports, l'avion utilisera de petits moteurs électriques installés dans les roues des trains d'atterrissages. De quoi économiser 4 % de carburant et permettre à l'avion de reculer et de se déplacer au sol de manière autonome.
Il s'agit d'une micro-hybridation, à l'image du « Stop & Start » de nos voitures. Mais c'est ce genre de démonstration qui va permettre, petit à petit, de faire augmenter le taux d'hybridation de ces engins, comme cela a déjà été le cas avec les voitures.
« Les débris spatiaux représentent un réel problème que nous devons prendre en compte lorsque nous développons nos solutions spatiales »
Les débris spatiaux représentent un réel problème que nous devons prendre en compte lorsque nous développons nos solutions spatiales, en concevant des satellites capables de supporter les collisions avec les débris spatiaux par exemple. Ces deux facteurs sont très importants pour éviter de rajouter encore plus de débris en orbite terrestre.
Des projets sont par ailleurs en train de voir le jour afin de solutionner cette problématique. L'ESA envisage de lancer des satellites « camions-poubelles de l'espace » qui seraient capables de collecter les plus gros et dangereux débris. C'est un sujet qui est pris très au sérieux aujourd'hui : nous devons impérativement concevoir des objets dont le cycle de vie est maîtrisable.
C'est tout aussi vrai pour la batterie : c'est l'équipement qui fonctionne jusqu'aux toutes dernières secondes de la vie d'un satellite ! Elle doit être en mesure de résister aux chocs et de mener le satellite vers la désorbitation sans générer davantage de débris. Cette exigence fait maintenant systématiquement partie de nos cahiers des charges.