C'est par l'intermédiaire d'une courte lettre publique, à la sobriété touchante, que Steve Jobs a fait savoir mardi soir sa décision de quitter sans délai ses fonctions à la tête d'Apple, société qu'il a cofondée voilà 35 ans. Bien qu'attendue, dans la mesure où l'on sait Steve Jobs malade de longue date, l'annonce en a surpris plus d'un, entraînant un flot de réactions sans précédent sur le Web comme dans les médias. Il faut dire que jamais, dans l'univers des nouvelles technologies, le succès d'une société n'avait été autant attribué et assimilé à un seul homme.
Steve Jobs, ou l'homme providentiel
L'histoire est déjà bien connue des amateurs : évincé de la direction d'Apple en 1985, pour cause de dissensions avec son conseil d'administration, Steve Jobs part créer NeXT (ordinateurs destinés à l'enseignement supérieur) et rachète Pixar. En 1997, il est rappelé par Apple pour relancer la société, alors au plus mal. Avant d'en revenir PDG de plein droit en 2000, il a exploré diverses pistes visant à remettre la société à flot, et dessiné quelques unes des orientations qui régissent encore la stratégie du groupe, faisant par exemple du designer Jonathan Ive l'un de ses principaux dirigeants. Les années 2000 voient alors une succession de lancements phare : l'ordinateur iMac, le baladeur iPod, Mac OS X, le kiosque de téléchargement iTunes puis, à partir de 2007, la vague iPhone, suivie de la déferlante iPad.
Célèbre pour ses fameuses keynotes bourrées de superlatifs élogieux, Steve Jobs a acquis sur les dix dernières années l'aura et la stature de l'homme providentiel : celui qui en dépit des coups du sort a su faire face et redresser la barre d'un navire que d'aucuns considéraient en perdition, pour le propulser vers des sommets jamais atteints. Le chef d'entreprise, qu'on dit souvent intraitable et parfois tyrannique, gagne un soupçon d'humanité lorsqu'en 2004, le monde découvre qu'il a été opéré d'une tumeur cancéreuse au pancréas. En 2009, il subit une greffe du foie, et prend un premier congé maladie, laissant pour la première fois les rênes de la société à son bras droit, désormais nouveau PDG, Tim Cook. Immédiatement, l'action Apple dévisse de 10% en bourse, mais ne tarde pas à se ressaisir... avant de croître de plus belle. L'avenir d'Apple peut-il être envisagé sans ce leader aussi doué que charismatique ? Très certainement.
On pourrait commencer par rappeler que Jobs ne disparaît pas complètement de la circulation ! Suite à sa démission du poste de CEO (PDG), il devient en effet président du conseil d'administration d'Apple. Il n'aura donc plus en charge la gestion des activités opérationnelles, dévolue à Tim Cook, mais restera vraisemblablement impliqué dans la définition de la stratégie de l'entreprise. Ce type de désengagement progressif n'a d'ailleurs rien d'une première : également conscient du tort que son départ pouvait causer à Microsoft, Bill Gates avait en son temps procédé de la sorte.
« J'ai toujours dit que si, un jour, je ne pouvais plus remplir mes devoirs et répondre aux attentes en tant que directeur d'Apple, je serais le premier à le faire savoir. Malheureusement, ce jour est venu. Je démissionne donc en tant que directeur général d'Apple. »
Tim Cook, le bras droit zélé
S'il n'a pas le charisme de son prédécesseur, Tim Cook, 50 ans, n'en est pas exactement à son coup d'essai en matière de gestion d'entreprise. Entré chez Apple en 1998 à la demande de Steve Jobs, c'est lui qui a rationalisé une bonne partie de la mécanique de production de la société. Directeur des affaires opérationnelles depuis 2005, il a occupé le poste de Steve Jobs pendant plusieurs mois entre 2009 et 2011 quand ce dernier était absent pour raisons de santé. Après treize années passées au contact direct de Jobs, il parait bien placé pour assurer la relève, d'autant que les mécaniques prégnantes mises en place par « iSteve » perdureront sans doute d'elles-même pendant longtemps.
« Les investisseurs sont très à l'aise avec Tim Cook, même si Jobs a été l'un des moteurs de l'innovation et l'un des succès évidents d'Apple. Tim a montré qu'Apple pouvait encore superformer même lorsqu'il tenait le rôle de PDG », résume Shannon Cross, analyste chez Cross Research.
La transition devrait se révéler d'autant plus aisée que le désengagement de Jobs intervient alors qu'Apple est au faîte de sa gloire : un réseau de distribution émaillé de centaines de points de vente exclusifs, un trésor de guerre estimé à quelque 65 milliards de dollars, une dynamique de production lui permettant de dégager des marges plus que confortables sur chaque produit vendu et, surtout, des positions particulièrement solides sur ses principaux marchés.
Apple : une société adulte
Souvent critiqué par les utilisateurs, le modèle d'intégration extrêmement poussée (matériel / logiciel / service) d'Apple favorise enfin les ventes croisées et les trimestres « record » s'enchaînent. Les produits restant ce qu'ils sont, le mouvement n'a a priori aucune raison de s'inverser, d'autant que les grands noms de la firme (Jonathan Ive au design, Scott Forstall au logiciel, etc.) conservent leurs prérogatives, même si les six derniers mois ont vu quelques départs de cadres dirigeants. Et si le cours d'Apple s'est affiché à la baisse mercredi soir dans les échanges électroniques après marché, la réouverture de Wall Street (à 15h30, heure française), tend à confirmer que l'action ne décrochera pas dans l'immédiat. Apple représente toujours une capitalisation de l'ordre de 350 milliards de dollars, soit la deuxième plus importante de la bourse américaine.
Au final, la société saura-t-elle perpétuer la tradition d'innovation et de rupture instituée par Jobs ? Là réside sans doute l'une des clés du succès à long terme, une autre pouvant être la recherche de ce petit « supplément d'âme » qui fait que le logo à la pomme suscite passion et admiration comme peu d'autres marques le font.