Les sept membres de cette mission spéciale, d'une durée record pour les navettes, se sont fait appeler « les rats de laboratoire » ! Alors que les grandes agences préparaient la transition vers la Station spatiale internationale, ce test grandeur nature a permis d'évaluer les futurs concepts scientifiques.
Ce fut l'unique vol de l'astronaute français Jean-Jacques Favier. Voici quelques semaines déjà qu'il nous a quittés à l'âge de 73 ans. Sa carrière spatiale fut centrée sur les vols depuis les États-Unis, et sa mission STS-78 fut sa seule expérience en orbite. Mais il est très intéressant de revenir sur cette expérience particulière, ce « vol des cobayes », plus de 25 ans après.
L'ISS préparée sur navette
Pour en comprendre la genèse, il faut revenir aux grandes alliances concernant la future Station spatiale internationale. Le ciment politique est versé en septembre 1993 avec les accords Gore-Tchernomyrdine, qui vont également permettre aux premiers Américains de se familiariser avec les missions de longue durée en orbite sur la station Mir.
Mais la future ISS sera aussi un laboratoire scientifique de premier plan, et les partenaires du projet s'aperçoivent assez vite que même si tout se coordonne comme prévu, les premiers modules consacrés à la science ne seront pas accessibles avant les années 2000. Et puis, même si Mir offre un environnement de travail efficace, est-il possible de tester à la fois des évolutions de l'architecture tout en effectuant un maximum de tâches scientifiques ? À partir de juillet 1994 et après le vol STS-65 qui embarquait l'International Microgravity Laboratory Mission (IML-2), l'ESA, l'agence canadienne CSA et la NASA décident de préparer une mission supplémentaire au sein du grand laboratoire Spacelab en orbite.
Une brouette d'expériences et des spécialistes… du labo
Installé dans la soute de la navette Columbia, Spacelab est un grand laboratoire adaptable, et il va être lourdement modifié en vue de la mission STS-78. Avec l'espace disponible en cabine, la mission comptera en tout 22 expériences et 41 responsables scientifiques. Le tout se fera en un temps record, car cet embarquement dans la navette est volontairement destiné à une mission dès juin 1996.
Une fois les expériences sélectionnées, les équipes ont 21 mois pour se préparer. De la même façon, on imagine rapidement un équipage type, déjà formé aux expériences en orbite et capable de s'y adapter rapidement. Mais les agences participantes souhaitent simuler au maximum les interactions internationales de la future station.
À l'exception du commandant de Columbia Terence Henricks, du pilote Kevin Kregel et de la spécialiste Susan Helms (tous américains), on retrouve donc dans la navette quatre « rookies » qui feront leur premier vol lors de STS-78. Les spécialistes de mission Richard Linnehan et Charles Brady en sont à leur première expérience orbitale, tout comme les deux spécialistes internationaux, le Canadien Robert Thirsk et le Français Jean-Jacques Favier.
Pour la NASA cependant, même si la navette n'embarque que 7 astronautes, l'entraînement est immédiatement conçu comme s'ils étaient 9 à embarquer. L'Espagnol Pedro Duque et l'Italien Luca Urbani sont formés aux mêmes manipulations que leurs collègues. Il faut aussi rappeler que si tous participent à des degrés divers aux expériences scientifiques, les rôles dans les missions de navette sont bien différents de ce qu'ils sont aujourd'hui dans l'ISS (au sein de laquelle chaque astronaute occupe un poste polyvalent). Le commandant Henricks déclarera après la mission qu'il a été impressionné par l'implication et la volonté des astronautes scientifiques pour remplir au mieux leurs très nombreuses tâches. Même avant le décollage, l'équipage se surnomme déjà « The Rat Crew », les rats de laboratoire.
Votre mission, si vous l'acceptez...
Le décollage a lieu le 20 juin 1996, et Columbia atteint l'orbite sans problème apparent. En réalité, une inspection des boosters quelques semaines plus tard va mettre en évidence un nouveau problème de joint qui faillit mettre la vie de l'équipage en danger. Mais heureusement, arrivé à plus de 250 kilomètres d'altitude sans incident, l'équipage se met au travail après un court moment de contemplation.
Henricks a raconté par la suite que les 7 astronautes se sont détachés, puis ont regardé la Terre qui défilait au-dessus et derrière la queue de l'appareil. « Personne n'a rien dit, il n'y avait rien à ajouter. » Ce moment fut de courte durée. Les astronautes ont rapidement ouvert le module Spacelab, puis ont mis en place les expériences pour débuter leur mission. Contrairement à d'autres vols navette, les astronautes-scientifiques-cobayes ont suivi un programme en étant tous au même horaire pour rythmer leurs (très) grosses journées de travail. Leur musique préférée pour se réveiller le matin était celle de l'un des plus gros blockbusters de l'année 1996 : Mission impossible.
Tout est une expérience
Cet équipage était donc préparé spécifiquement pour les expériences embarquées. Thirsk et Helms, astronautes docteurs en médecine, ainsi que Linnehan, vétérinaire de formation, vont se charger des principales expériences de physiologie, médecine musculo-squelettale, métaboliques, de neuroscience et de biologie spatiale. Le vol embarque même un lot de petits poissons médaka !
Tous les spécialistes et scientifiques sur ce vol vont jouer le jeu. Tout ce qu'ils boivent et mangent est contrôlé, leur durée de sommeil est mesurée, leur rythme cardiaque, enregistré, et tout cela sans oublier les innombrables échantillons de tous les liquides possibles et imaginables, jusqu'aux biopsies. Les patients-astronautes ont aussi des exercices de proprioception, des électrostimulations… Bref, ils méritent leur surnom de rats de laboratoire !
Jean-Jacques Favier opéra de son côté des expériences importantes pour l'ESA telles que la cristallisation de protéines, un four à matériaux particulier (son expérience de docteur en métallurgie s'est révélée importante) et une expérience sur les particules, gouttes et bulles (BDPU).
Préparer, expérimenter, réparer
La mission STS-78 fut très longue pour son époque, en tout cas avec les navettes. Elle devait initialement durer 15 jours, mais l'équipage reçut l'autorisation de rester en orbite pratiquement 17 jours, un record pour le véhicule réutilisable de la NASA. C'était encore loin d'être représentatif par rapport aux vols dans les stations orbitales, mais ce séjour a tout de même permis de mettre en place les protocoles de nombreuses expériences à venir, y compris leur réparation.
Eh oui, à l'époque, Mir, mais aussi l'ISS sont des stations complexes, et de temps en temps, il est nécessaire d'y mettre à niveau, voire d'y réparer des instruments bugués, cassés ou inopérants. L'expérience BDPU a par exemple souffert d'un problème de fusible avant de tomber en panne après une semaine, et l'équipage a pu la réparer à l'aide d'un ensemble de vidéos tutoriels et de documentation.
Après 271 orbites, la navette Columbia a allumé correctement ses moteurs pour freiner et descendre se poser sur la longue piste au Centre spatial Kennedy, avec son équipage fatigué mais heureux d'avoir repoussé les limites du potentiel scientifique et technique des navettes au sein d'une mission qui n'avait pourtant au menu ni sortie spatiale, ni éjection de satellites, ni manipulation robotisée. C'était avant tout un travail de laboratoire, du lever jusqu'au coucher, en passant par des séances de musculation et de vélo elliptique. Mais l'on retrouve aujourd'hui une partie du résultat de ce travail en orbite, dans les procédés et les expériences qui n'ont pas cessé après pratiquement 23 ans de présence sans interruption sur l'ISS. Même si depuis, la formation comme la préparation des expériences ont beaucoup progressé.