Les Japonais aiment le luxe : ce n'est pas nouveau, mais cela dure. Il faut dire que les commerçants et fournisseurs de prestations diverses locaux entretiennent bien ce petit faible lucratif. Dernière illustration en date : le nouveau complexe cinématographique Shinjuku Piccadilly qui se distingue des habituels lieux du genre par un décor et des services très haut de gamme, tels deux salons privés pour couples, isolés au balcon et loués chacun 180 euros par séance, ou 18.000 euros pour autant de venues que souhaitées pendant un an. Unique au monde à ce jour.
Building de onze étages logé au cœur de la véritable ville dans la mégapole qu'est Shinjuku, où le pire côtoie le meilleur, pour sûr le Piccadilly détonne. Alors qu'alentours pètent les lumières rouges, jaunes, bleues criardes, lui dresse ostensiblement sa façade « pur blanc ». L'intérieur est à l'avenant : design minimaliste high-tech. Les seules touches colorées proviennent des nombreux écrans disséminés sur les murs. « Raffinement apaisant, art, mode et divertissement », explique un directeur des lieux, précisant que tous les aménagements sont accessibles aux personnes à mobilité réduite et en fauteuil roulant.
Créé en 1958, au début de la période de haute croissance japonaise, le Shinjuku Piccadilly, un monument, était fermé pour travaux depuis 2006. Il a rouvert ses portes le 19 juillet dernier, entièrement reconstruit et prodigieusement modernisé. Les deux couples qui louent les salons privés « Platina room » sont dorlotés avant, pendant et après la séance qu'ils suivent vautrés dans de douillets canapés situés à un emplacement idéal pour la qualité visuelle et acoustique. Par ailleurs, 22 autres îlots privilégiés, les « Platina seats » (très larges fauteuils avec amples accoudoirs et repose-pieds), ont également été aménagés au balcon, bénéficiant d'une vue totalement dégagée sur l'écran. Chacune de ces places de grand confort est louée 5.000 yens (30 euros).
Avant la séance, les locataires de salons et sièges en première classe ne font pas la queue devant les portes de la salle comme le lot commun, mais vont directement, par un ascenseur privé, se prélasser dans des « platinum lounges », lieux d'attente relaxants joliment habillés, où officient des hôtesses aux petits soins. Les spectateurs « platina » ont là à disposition des ouvrages sur le cinéma, des magazines et peuvent siroter une coupe de champagne, un verre de grand vin, une eau rare ou autre boisson comprise dans le prix, avant de rejoindre leur siège réservé.
Les salons « Platina room » sont sans doute un peu trop coûteux pour deux heures de cinéma, mais les fauteuils à 5.000 yens sont proportionnellement bon marché. Découvrir le dernier chef-d'oeuvre de Hayao Miyazaki (Gake no ue no Ponyo, Ponyo sur la falaise) dans de telles conditions est un vrai bonheur. On y retourne. Notons qu'un ticket pour une séance de cinéma au Japon coûte généralement de 1.500 à 2.500 yens (9 à 15 euros).
Le gérant du Shinjuku Piccadilly, le gigantesque groupe Shochiku, qui administre aussi des théâtres de grande renommée comme le Kabukiza à Tokyo, dit avoir voulu offrir plus qu'un multiplexe: un véritable espace d'évasion, en s'inspirant des palaces, des premières classes des compagnies aériennes, de la haute gastronomie, des grandes marques de mode, bref, de l'univers du prestige que chérissent les Japonais.
Empire du cinéma, le Piccadilly totalise dix salles, 2237 sièges, un espace événementiel, une boutique de produits dérivés des films présentés, le tout sur une surface de quelque 10.000 mètres carrés, qui plus est en plein cœur de Tokyo, alors que les multiplexes sont le plus souvent implantés en périphérie. La plus grande salle, au quatrième étage, accueille 607 spectateurs (sièges platina et salons compris). Les trois plus petites comptent chacune 127 fauteuils.
Ce nouveau lieu de la branchitude n'a pas seulement changé d'allure, il a aussi renouvelé tout son attirail technique au profit d'un équipement à la pointe.
Dès le lobby, cela se remarque. Ce cinéma est en effet le premier lieu du monde à s'être doté, pour la beauté, d'un écran à cristaux liquides (LCD) de 108 pouces de diagonale (2,16 mètres sur 2,46 m), surface égale à celle de deux tatamis, accroché au mur du hall et sur lequel sont diffusées en boucle les bandes-annonces des films à l'affiche ou à venir. Cet objet a été spécialement fabriqué par le pionnier de la technologie d'affichage LCD, le japonais Sharp, lequel vient de lancer la commercialisation de ce produit sur commande. Prix : 10 millions de yens (70.000 euros). 108 pouces, c'est précisément la diagonale d'une dalle-mère de huitième génération, les plus grandes à ce jour façonnées dans le monde, chez Sharp, à Kameyama au centre du Japon, depuis 2006, ou chez S-LCD (coentreprise Sony/Samsung Electronics), à Séoul en Corée du Sud, depuis l'an dernier.
Habituellement, dans une telle dalle, on taille quatre, six ou huit écrans de TV de salon dont la diagonale atteint déjà dans le premier cas 65 pouces (1,6 m). « Quand nous lancerons la production de dalles de dixième génération (60% plus spacieuses encore) en 2009, nous pourrons aussi fabriquer à la demande des écrans d'une pièce qui mesureront alors 3,05 mètres sur 2,85m, assure fièrement un dirigeant de Sharp, firme qui garde une longueur d'avance en ce domaine sur tous ses concurrents.
Des écrans LCD, il y en a une flopée d'autres au Piccadilly, de toutes dimensions, 51 au total, dispersés ici et là, à l'extérieur des salles, et présentant tantôt des vidéos, tantôt des images fixes et tantôt des informations textuelles qu'il est ainsi possible de mettre à jour rapidement depuis un nodal technique. Une batterie de quatre modèles de 65 pouces affiche par exemple en temps réel la programmation dans chaque salle au-dessus des guichets d'accueil. Une enfilade de onze autres, des exemplaires de 52 pouces (1,32m), tapissent le mur derrière le comptoir de vente de pop-corn, boissons et autres gourmandises que les spectateurs japonais achètent par gros paquets avant d'entrer dans les salles, se goinfrant ainsi durant toute la séance.
Comme les compagnies aériennes nippones qui n'ont de cesse de faciliter la vie des passagers en simplifiant toutes les procédures (jusqu'à s'affranchir même de l'enregistrement sur les lignes intérieures), le Shinjuku Piccadilly propose un service de réservation et paiement en ligne, avec choix des sièges. Arrivé sur place, il ne faut que dix secondes au plus, chronomètre en main, pour retirer son ticket auprès d'un automate à écran tactile, en saisissant son numéro de réservation ou bien celui de sa carte de membre, ce qui est encore plus chic. Inhumain ? Non, car à côté de ces machines, se tient prêt à vous servir un préposé affable. Ce dispositif informatique de gestion des places permet de n'afficher sur les écrans au-dessus des guichets que les séances pour lesquelles des fauteuils restent disponibles.
Cet aperçu n'est que la face visible. A l'intérieur des salles et dans les coulisses, les aménagements et la machinerie sont encore plus impressionnants.
Le Shinjuku Piccadilly est notamment le premier cinéma du monde à employer les plus grosses enceintes JBL habituellement réservées aux salles de concert. Il est aussi le premier cinéma japonais « tout numérique en réseau ». Autrement dit, un serveur qui stocke les films sous forme de données binaires alimente tous les projecteurs via une infrastructure locale ultrasécurisée à haut débit. De surcroît, en fonction du succès rencontré par un film, ce système central permet de le projeter dans une salle plus grande ou plus petite, de façon plus rationnelle, sans déplacer d'un bout à l'autre de l'immeuble des bobines de 15 kilogrammes, d'un mètre de diamètre pièce, à 300.000 yens (2000 euros) l'unité. Cette numérisation permet aussi de programmer des retransmissions de concerts, de pièces de théâtre, de rencontres sportives ou autres manifestations captées en vidéo haute définition, un domaine dans lequel excelle aussi Shochiku. Ce dernier est en effet l'initiateur du « Cinéma Kabuki », concept qui permet à un nombre croissant de personnes de découvrir cette forme unique de théâtre traditionnel nippon, moyennant un tarif raisonnable, dans des salles de cinéma distantes des lieux dédiés. Shochiku, qui gère quelque 37 cinémas (268 salles) au Japon, prévoit de toutes les numériser ainsi progressivement.
Il n'est en outre pas le seul distributeur à investir des sommes faramineuses dans la modernisation de ses espaces. Les géants Warner Mycal et Toho en font autant, qui équipent ainsi une à une leurs salles de dispositifs numériques spéciaux pour les projections en trois dimensions (3D). Malheureusement, les petits exploitants sont incapables de suivre cette fuite en avant. Le Japon est le deuxième marché du cinéma au monde, après les Etats-Unis, en termes de chiffre d'affaires et de productions par an. On y dénombre un peu plus de 3.200 écrans, dont 76% sont installés dans des multiplexes de mastodontes contre seulement 44% en 2000.