L'affaire est compliquée, et il faudra du temps à la justice américaine pour déterminer la part de vérité dans les arguments de chaque partie, et celle de vexation et de mauvaise foi. Reprenons depuis le début.
The Big Lewinsky
Au départ, il y a une affaire sexuelle : Mark Hurd, PDG de HP respecté pour avoir redressé le groupe, est limogé par son conseil d'administration. En cause, des relations sexuelles avec l'une des ses collaboratrices, qui tournent aux accusations de harcèlement sexuel, et des notes de frais falsifiées. Mark Hurd est rapidement autorisé à démissionner, et quitte la tête du groupe avec un bonus destiné à calmer la situation.
Mark Hurd est considéré dans la Silicon Valley, et ne tarde pas à retrouver un emploi. Problème, c'est chez Oracle, rival de HP dirigé par Larry Ellison, un ami de Hurd, qu'il trouve une place de président. Charles Phillips, membre du conseil d'administration d'Oracle, vient en effet de laisser son siège. Larry Ellison, qui avait jugé que le comité de direction de HP commettait une erreur semblable au limogeage de Steve Jobs par Apple quelques années plus tôt, propose la place à Mark Hurd.
Premier procès... avorté
Le revirement de situation n'est évidemment pas du goût de HP, qui voit d'un mauvais oeil son ex-numéro 1 partir chez un concurrent. Comment être sûr que Mark Hurd, au courant de tous les secrets industriels et commerciaux du groupe HP, ne les utilisera pas dans ses nouvelles fonctions ? HP décide donc d'attaquer Hurd pour l'empêcher d'aller chez Oracle. Larry Ellison ne choisit pas la voie de la tempérance, et dénonce immédiatement « une plainte vindicative, » dans laquelle « le conseil exécutif de HP se comporte de façon méprisante envers un éventuel partenaire, envers nos clients mutuels, et envers ses propres actionnaires et employés. »
HP semble se rendre compte à contre-temps du manque de vision stratégique de sa démarche. Et décide quelques jours plus tard que finalement, Mark Hurd sera en mesure de « tenir ses obligations pour protéger les informations confidentielles de HP tout en remplissant ses fonctions à Oracle. » HP n'attaque plus Hurd en justice. Un revirement étonnant, même si la sortie de nouvelles offres de serveurs HP dédiées aux solutions logicielles Oracle la veille explique en partie la volonté de HP de calmer le jeu.
L'embauche qui SAP tout
En partie seulement, car en fait, la plainte déposée par Oracle hier et publiée par AllThingsD dévoile un accord passé entre HP et Oracle le 20 septembre 2010. Soit la veille de l'abandon des poursuites par HP.
Pourquoi cette nouvelle plainte ? Tout simplement parce que 10 jours après cette date, et cet accord, un nouveau PDG sera nommé par le groupe HP. Cathie Lesjak, la directrice financière, assure l'interim depuis un mois et demi, et les annonces d'une nomination imminente se font de plus en plus fréquentes. Mais alors que HP semble dans un premier temps préférer la promotion d'un directeur interne à la tête du groupe, ce sera finalement un autre PDG de la Silicon Valley, venu de l'extérieur, qui sera nommé.
Et celui-ci n'est autre que... Leo Apotheker. Sa prise de fonction, le 1er novembre 2010, est sans doute vécue comme un coup de poignard dans le thorax par Larry Ellison, qui en fait à partir de là une affaire personnelle. Car Leo Apotheker est l'ancien co-PDG de SAP, autre rival contre lequel Oracle a porté plainte dans ce qui sera le procès de la décennie. Selon la plainte déposée hier par Oracle, « (nous) n'aurions pas signé le moindre accord sur le cas Hurd si (nous) avions connu cette information. »
Pour 1,3 milliard de dollars de plus
Le procès entre SAP et Oracle n'est pas ouvert, que ce dernier envoie déjà de grosses bombes sur Apotheker. « Il y a quelques semaines, j'ai accusé le nouveau PDG de HP, Leo Apotheker, de contrôler un système d'espionnage industriel centré sur le vol répété d'une somme colossale de logiciels d'Oracle. » Larry Ellison n'y va pas de main morte, mais a visiblement de quoi soutenir ses accusations, qu'il entend prouver au cours du procès qui s'ouvre quelques jours plus tard, le 1er novembre.
Autant dire que le premier jour d'Apotheker à la tête de HP promet d'être mouvementé. Car si l'affaire en question date de l'époque SAP d'Apotheker, HP entend bien l'utiliser pour ternir l'image de HP et se venger de cette embauche et de l'affaire Hurd.
Dès lors, la saga tourne autour du trio Ellison, Hurd et Apotheker. Les faits sont relativement connus : TomorrowNow, une filiale de SAP, a téléchargé illégalement des données sur les serveurs d'Oracle. « Un vol à grande échelle » selon Oracle, qui l'aurait décidé à porter plainte dès 2007 contre SAP. Ce dernier ne nie plus vraiment les faits, et accepte même un accord partiel, d'autant qu'une adresse IP indique clairement que les fuites proviennent de TomorrowNow. Le procès se fera finalement plus sur le montant réclamé par Oracle, et contesté par SAP : 2 milliard de dollars.
Les mauvais comptes d'Apotheker
Au final, la responsabilité d'Apotheker ne sera jamais vraiment prouvée. Mais le nouveau PDG du groupe semble d'entrée un choix ambigu pour HP, qui voit son rival insister sur sa personne pour le mettre en difficulté. Larry Ellison a visiblement une dent contre Apotheker. Sa combativité face à SAP et son ancien PDG aura donc une victime collatérale, HP. SAP n'est cependant pas en reste, qui est condamné à payer 1,3 milliard de dollars à Oracle.
L'affaire aurait pu s'arrêter là, mais les liens semblaient alors rompus. Hors de question pour Oracle de travailler avec celui qu'il considère comme l'homme à abattre, Leo Apotheker. Et les mois suivants ne permettront pas à la situation de se détendre... La pression va même monter d'un cran, lorsque la guerre va se déplacer des tribunaux vers le champs de bataille commercial.
Dressés comme un seul Itanium
Le 23 mars 2011, un communiqué de presse d'Oracle annonce l'abandon des développements pour la plateforme Intel Itanium. « La direction d'Oracle a clairement précisé que sa stratégie allait se concentrer sur les processeurs x86, et que les Itanium étaient proches de leur fin de vie. » Sous des aspects candides, Oracle dit entériner ce que d'autres ont fait avant lui, Microsoft et Red Hat en tête. Et semble signifier qu'il ne faut pas y voir une attaque commerciale contre HP, même si ce dernier détient 90% des parts de marché sur les serveurs Itanium.
HP ne s'y trompe pas, qui se dit choqué par la décision dès le lendemain. D'autant que le communiqué de Larry Ellison doit en faire rager plus d'un chez le premier fabricant mondial d'ordinateurs, notamment cette phrase ironique : « Le PDG de HP, Leo Apotheker, n'a fait mention à aucun moment des Intel Itanium dans sa longue et détaillée présentation de la direction stratégique de HP pour le futur. » Intel soutient HP, mais rien n'y fera, Oracle abandonne les Itanium.
Le ton monte, et l'affaire débouche sur une nouvelle passe d'arme judiciaire, pas résolue à ce jour. Pour HP, Oracle est passé en huit mois du statut de « partenaire » à celui d'« amer antagoniste ».
Le retour de l'invicible Iron Man
Larry Ellison ne manque pas d'air, et c'est une qualité - ou un défaut - qui lui est largement reconnue dans le monde des nouvelles technologies. Il estime aujourd'hui que HP lui a joué un sale tour, et n'hésite pas à retourner une nouvelle fois en justice. La plainte déposée hier affirme que deux jours après la plainte déposée par HP contre Hurd, en octobre 2010, le rival d'Oracle était venu lui proposer un arrangement. Abandon des poursuites, contre un communiqué d'Oracle pour réaffirmer son soutien aux puces Itanium.
La fin de la prise en charge des puces Itanium, l'envie de vengeance d'Oracle, et cette nouvelle plainte, n'ont-elles toutes comme point commun que ce mois d'octobre 2010 ? Car quelques jours plus tard, HP annonce l'embauche de Leo Apotheker. Et en rajoute une couche, en prenant dans son conseil d'administration un ancien président d'Oracle, Ray Lane, licencié par Larry Ellison en 2000. Et Oracle affirme qu'il n'aurait jamais accepté de signer un tel accord s'il avait été au courant de ces embauches.
La saga est donc loin d'être terminée, et on devrait entendre parler de HP et Oracle sous peu. En attendant, les plus courageux des anglophones peuvent se délecter des tournures de phrase très caustiques des avocats d'Oracle :